Joel Guikovaty, enfant violoniste juif d’Odessa
par Michel Guikovaty
Mon père Joel Guikovaty est né le 31 décembre 1911 à Odessa dans une famille juive.
Il a traversé le 20e siècle, avec ses immenses dangers (il est mort en1990).
Il a d'abord connu, enfant, la Révolution russe et son extrême violence, le pays étant à feu et à sang : il était obligé, quasi quotidiennement, de se battre contre les hordes de voyous qui infestaient les rues et l'attaquaient.
Comme beaucoup d'enfants juifs d'Odessa, il se découvrit très tôt un don pour le violon, et eût comme professeur l’illustre Piotr Stoliarski, qui forma notamment David Oïstrakh et Nathan Milstein.

Nathan Milstein

Ecole de musique Stoliarski d'Odessa

David Oïstrakh
Dans les années 1920, adolescent, il quitta la Russie avec ses parents et son frère pour s'installer à Paris.
Là, il y poursuit brillamment l'étude du violon, à L'École normale de musique sous la férule de Jacques Thibaud (à l'époque glorieuse de l'École normale) et au Conservatoire de Paris où il décroche rapidement un Premier prix. Malheureusement, n'étant pas français (il ne fût naturalisé qu'en 1983) il ne fût pas autorisé à embrasser la carrière violonistique, sa naturalisation étant compromise par son affiliation politique au trotskysme- je précise que, par la suite, il a politiquement beaucoup évolué !
Il fût donc obligé de reprendre l'affaire de ses parents, qui tenaient un magasin de fourrures, comme beaucoup de juifs ashkénazes.
Signalons également qu'il trouva aussi le temps d'entrer à la prestigieuse école HEC, et d'en ressortir brillamment quelques années plus tard, ce qui pour un apatride, juif de surcroît, présentait un grand mérite.
Le climat de l'époque était beaucoup marqué par la xénophobie et l'antisémitisme, bien plus que de nos jours, et il n'était pas rare qu'il participât à de véritables "batailles rangées" mettant aux prises les organisations juives de défense et les ligues d'extrême-droite.
Puis vint la guerre : il partit alors avec sa famille se fixer à Marseille, qui était en zone libre.
Parallèlement, il intégra un réseau de résistance, participant probablement à des opérations de sabotage de trains : c'est ici que mes connaissances demeurent assez vagues, car il ne m'a parlé que rarement de ses activités dans la Résistance.
Je sais aussi qu'il y fréquenta un certain nombre d'Espagnols qui avaient fui le Franquisme et de basques espagnols, organisant notamment une filière d'émigration de juifs vers l'Espagne.
En 1944, probablement à la suite d'une dénonciation, son frère fut assassiné à Marseille par deux tueurs de la Gestapo et lui-même fut arrêté puis transféré à la prison des Baumettes, puis à Drancy, dernier camp de triage avant Auschwitz.
Dans le train qui l'emmenait vers cette destination, il s'empara d'un couteau et pratiqua pendant de longues heures une ouverture dans la coque du train, dans le but de s'évader.
Il préférait prendre le risque de se rompre le cou ou de se faire tuer par la sentinelle allemande sur le toit plutôt que de rester dans ce wagon à bestiaux, dans des conditions épouvantables !
Précisons que sur une soixantaine de personnes du convoi, trois seulement ont sauté du train et que tous les autres sont morts.
Après avoir sauté, il se retrouva dans la campagne française, marchant inlassablement avant d'être recueilli par des paysans : savaient-ils d'où il venait ? Je n'en sais strictement rien.
Peu après, il participa aux combats pour la Libération de Paris, et la guerre fut terminée.
Rappelons que ni lui, ni son frère, ni ses parents ne portèrent l'étoile jaune, pas plus qu'ils n'acceptèrent de se faire recenser comme juifs comme le leur demandait le gouvernement de Vichy.
Ses parents, qui parlaient entre eux russe et yiddish, "passèrent au travers" tout cela, un peu miraculeusement : ils vivaient à Marseille dans le quartier du Pharo, et ne furent jamais inquiétés.
Voilà quel a été le parcours de mon père, dans ces années cruciales.
En ce qui me concerne, ma mère n'étant pas juive, j'ai été élevé dans La religion catholique : je n'ai appris mes origines juives qu'à 12 ans, mon père me l'ayant caché jusque-là.
Il est difficile de savoir pourquoi : peut-être voulait-il me protéger de cette histoire assez lourde, ayant sans doute remarqué que j'étais un enfant sensible.
J'ai depuis pris mes distances avec le catholicisme, mais n'ayant pas été élevé dans le judaïsme, je ne me sens pas très "fixé" dans mon identité religieuse.
Je sais qu'il est peut-être un peu tôt pour en parler, mais j'aimerais qu'à ma mort, on récite le Kaddish, la prière des morts juive.
À vrai dire, il m'est difficile de savoir dans quelle mesure toute cette histoire a eu une influence sur ma manière de faire de la musique.
J'ai souvent pensé qu'inconsciemment, ou même consciemment, cela faisait partie, d'une certaine manière, du message musical et de ce que je "raconte", lorsque je joue du piano.
Un interprète n'est-il pas aussi un conteur d’histoires ?
Michel Guikovaty (mai 2025)
Né en 1961 à Paris, Michel Guikovaty découvre le piano à 8 ans et débute l'étude du piano auprès de Madame Landowski.
Il étudie ensuite le solfège, l'harmonie et le contrepoint au CNSMD - Conservatoire National Supérieur de musique - de Paris.
Parallèlement, il étudie le piano et la composition à l’ENMP - École Normale Supérieure de Musique de Paris - où il obtient le Diplôme Supérieur d'Exécution de Piano dans la classe de Jean-Micault ainsi que le Diplôme Supérieur de composition dans la classe de Tony Aubin.
Il se perfectionne ensuite avec Pierre Sancan et Aldo Ciccolini ainsi que lors de master class avec Jean-Bernard Pommier à Lausanne, Tatiana Nicolaïeva à Salzbourg et Jacques Rouvier à Nice.
En 1987, Michel Guikovaty obtient le diplôme de Professeur de Piano.
En 1990, il est nommé Lauréat de la Fondation Yehudi Menuhin sur audition.
Il se produit régulièrement dans de nombreux festivals ainsi qu'en tournée en France et à l'étranger, notamment au Japon.
Le répertoire de Michel Guikovaty s'étend de Bach au XXe siècle avec une prédilection pour le romantisme allemand.
Michel Guikovaty est professeur titulaire au conservatoire Charles Munch (Paris-XIe). Il a écrit la musique d'un documentaire consacré à Jean Zay, ministre de la
culture du Front Populaire, intitulé "Jean Zay, ministre du cinéma" qui a été diffusé sur la chaine "Ciné + classic".