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Une lourde participation ukrainienne dans l'extermination des Juifs

Par Jacqueline Pollak

       Le sujet est sensible et parfois jugé inopportun, par crainte d’occulter le rôle premier et fondamental de l’Allemagne nazie dans la Shoah. C’est bien Hitler qui a écrit Mein Kampf où il annonçait son intention d’exterminer les Juifs et c’est encore lui qui a su rallier à ses projets la quasi-totalité du peuple allemand. Cependant il est vrai aussi que, dans leur œuvre de destruction des Juifs, les Allemands ont souvent été secondés par une frange plus ou moins importante des populations locales de l’Europe orientale, notamment dans les pays baltes, la Biélorussie, l’Ukraine et la Pologne. En outre, comme l’écrit l’historien Raul Hilberg, « aucun autre pays que la Roumanie, l’Allemagne exceptée, n’a participé aussi massivement au massacre des Juifs », Odessa notamment en fut la victime.

La destruction des Juifs de l’URSS eut lieu principalement en Ukraine et ce fut souvent avec la participation active d’organisations nationalistes pronazies.

 

       Le calvaire des Juifs de l’Union Soviétique commence le 22 juin 1941, lorsque Hitler dénonce le pacte Molotov-Ribbentrop attribuant la moitié ouest de la Pologne à l’Allemagne et la partie est à l’URSS. Hitler brise le pacte germano-soviétique et attaque l’URSS en déclenchant l’opération Barbarossa. Staline est pris de surprise, l’Armée rouge aussi, la progression de la Wehrmacht est donc foudroyante.

 

Deux Ukraines, une nationaliste et une russophile

 

       La population ukrainienne réagissait différemment à l’invasion allemande selon qu’elle vivait  dans la partie orientale de la région, russophone, industrielle et culturellement plus liée à la Russie ou dans la partie ouest, galicienne, ukrainophone, rurale et nationaliste. La capitale de cette Ukraine occidentale est Lviv. L’appellation « Galicie » de cette région, tombée en désuétude sous l’ère soviétique, est remise à l’honneur. La ville, sous le nom de Lemberg, avait été la capitale de la Galicie austro-hongroise, rebaptisée Lwow, elle avait ensuite été rattachée à la Pologne,  puis, suite au pacte germano-soviétique, en 1939, elle est devenue Lviv, ukrainienne et soviétique. Elle se révèle alors comme le berceau du nationalisme ukrainien.

       Les Ukrainiens galiciens, radicalement hostiles au communisme, sont en liesse à l’arrivée de la Wehrmacht au point de lui construire des arcs de triomphe. Ils considèrent les Juifs comme des suppôts du bolchevisme et les Allemands comme des libérateurs. Leur nationalisme et leur anticommunisme les poussent à une franche collaboration avec les nazis.

Par contre rien de semblable ne se produit en Ukraine Orientale, l’Ukraine soviétique. Raul Hilberg écrit que les Slaves n’aimaient pas particulièrement leurs voisins juifs et n’éprouvaient guerre le besoin de leur venir en aide, ils n’étaient pas tentés non plus de prendre le parti des Allemands car ils craignaient un retour possible de l’Armée Rouge. En outre ils ressentaient l’application de le la « Solution finale » comme un spectacle déroutant et même consternant, ils ne voulaient pas participer à des actes d’une telle sauvagerie. Ils se sont donc réfugiés dans la neutralité. Ils furent peu nombreux à se ranger du côté allemand et encore moins du côté des Juifs.

     Ajoutons que, même si le stalinisme a particulièrement fait souffrir l’Ukraine, avec notamment la Grande famine qui tua des millions de personnes, une partie des Ukrainiens devait être des patriotes confiants en l’Armée rouge ou des communistes convaincus ou simplement des personnes compatissantes et courageuses.

     

La Shoah par balles

 

       Début juillet, les Allemands occupent déjà la ville ukrainienne de Berditchev où ils vont exterminer, par balles, les 20 000 Juifs restés sur place, parmi lesquels la mère de Vassili Grossman, reporter de guerre de l’Etoile rouge, le journal officiel de l’Armée Rouge. Quand l’Armée Rouge contrattaque, Vassili Grossman revient à Berditchev et pour lui c’est le choc : il découvre le rôle joué par des « voisins » ukrainiens dans la persécution et le massacre des Juifs. Des volontaires de la police ukrainienne ont participé à la rafle des Juifs de Berditchev, ils étaient d’ailleurs aidés par les « Cent Noirs », des indicateurs locaux qui dénonçaient les Juifs. La mort de sa mère, et dans ces conditions, déclenche chez Vassili Grossman la ferme volonté de faire savoir à ses innombrables lecteurs soviétiques - ses articles étaient très populaires - de leur faire savoir l’existence de citoyens soviétiques complices des nazis.

 

       L’Ukraine fut le principal théâtre de la « Shoah par balles ». Les populations juives furent exterminées par fusillade dans toutes les régions prises à l’Armée rouge. Le plus grand de ces massacres fut celui de Babi Yar, à Kiev, 33 771 Juifs assassinés les 29 et 30 septembre 1941. Le nombre total de Juifs assassinés en Ukraine est évalué à 1 500 000 personnes.

 

Une lourde complicité ukrainienne

 

       La collaboration ukrainienne à l’œuvre de mort nazie fut massive. Le nombre de légionnaires qui prirent part aux opérations militaires et aux massacres aux côtés des Allemands, Wehrmacht, SS, police ukrainienne, s’élève à 250 000 hommes et la majorité d’entre eux étaient galiciens ; un grand  nombre de ces hommes a participé aux rafles de Juifs et aux tueries par balles. Sans compter les pogroms.

 

      L’Armée Rouge se retire de Lviv le 26 juin 1941. Avant de partir, les Soviétiques massacrent par fusillade 2 464 prisonniers politiques, principalement des collaborateurs ukrainiens mais aussi des opposants polonais et juifs. Les Ukrainiens attribuent ce carnage aux Juifs qui sont toujours et encore suspects de judéo-bolchevisme. En « représailles », en juillet, la milice et les nationalistes ukrainiens organisent à Lviv des pogroms sanglants dont le bilan est de 7 000 morts.

      Le Mouvement nationaliste ukrainien, l’OUN, créé en 1929, est ouvertement pronazi, fasciste, xénophobe et antisémite. Il a une branche combattante, l’UPA, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne. L’OUN et l’UPA mènent en 1942-1943 une campagne de purification ethnique, massacrant des dizaines de milliers de Polonais ainsi que quelques Juifs survivant encore en Volhynie. L’OUN et l’UPA forment des milices et des forces de police très actives dans l’extermination de citoyens soviétiques, principalement des Juifs, des Tsiganes et des communistes. Ils participent à l’extermination des Juifs aussi bien dans l’ouest que dans l’est de l’Ukraine.

Par ailleurs, en 1943, les Allemands créent, une division SS-Galizien. 80 000 Ukrainiens s’y portent candidats, 13 000 sont sélectionnés, pour la plupart des Galiciens originaires de Lviv, Ivano-Frankivsk et Ternopol. Ces 13 000 hommes prêtent serment à Hitler. En outre, de simples paysans ukrainiens traquent les Juifs qui se cachent dans les forêts.

 

 La Shoah à Odessa

 

      En 1943, Vassili Grossman est envoyé dans la région d’Odessa. Il découvre avec stupeur l’intensité de la collaboration de la population locale avec les Allemands. De nombreux témoignages lui confirment qu’il en est de même dans tous les territoires soviétiques occupés. Il décrit une intervention type de cette collaboration : un jour des dizaines de policiers ukrainiens se rassemblent  des villages voisins avec de grandes quantités de charrettes vides. Ils encerclent le ghetto puis font le tour des maisons juives, en font sortir les occupants. Les malheureux sont conduits en charrette dans une forêt des alentours où les attendent des assassins allemands.

      Odessa a été principalement victime de la Shoah roumaine. L’Armée Rouge s’étant retirée, le 16 octobre 1941, Odessa tombe aux mains de la 4ème armée roumaine assistée par des unités allemandes. Les nazis ayant rapidement repris leur route vers l’est, ce sont pour l’essentiel les Roumains qui commettent le crime, ils assassinent les 100 000 Juifs d’Odessa, en 1943 il ne reste que quelques dizaines de Juifs dans la ville mythique. Les Juifs ont été fusillés, pendus par grappes aux réverbères, brûlés vifs, enterrés vivants, regroupés dans des camps de la mort, il y en a eu plusieurs, un des plus épouvantables étant celui de Domanievka.

      Vassili Grossman, arrivé une nouvelle fois avec l’Armée rouge en avril 1944, apprend que c’est la police ukrainienne qui a exécuté les Juifs dans ce camp, le chef de cette police y aurait tué de ses mains 12 000 personnes. Vassili Grossman, Raul Hilberg ainsi que Vera Inber dans le Livre noir pensent que les collaborateurs soviétiques des nazis dans la région d’Odessa étaient principalement des Allemands ethniques. Ces Allemands de la mer Noire pillaient avec délectation et tuaient avec volupté.

 

      Il y eut cependant des Ukrainiens qui risquèrent leur vie pour aider les Juifs. Vera Inber raconte : « Dans cette ambiance, chaque mot de compassion adressé à un Juif, chaque gorgée d’eau et chaque croûton de pain donnés à un enfant étaient passibles de mort. Et pourtant, des Russes et des Ukrainiens, risquant leur vie, aidaient les Juifs : ils cachaient des familles entières dans des caves, les habillaient et les soignaient ». Elle cite, par exemple, à Odessa, un ingénieur d’usine, Leonid Souvorovski, qui cacha plusieurs Juifs chez lui et fabriqua de faux papiers pour des dizaines de familles juives. Yad Vashem a d’ailleurs octroyé le titre de «  Juste parmi les nations » à 2 659 Ukrainiens.

 

La chape de plomb stalinienne

 

       Les articles de Vassili Grossman faisant état de la collaboration des populations locales à l’extermination des Juifs étaient censurés par son journal «  L’étoile rouge » qui ne les publiait donc pas. Ils n’étaient pas conformes au récit officiel de la Grande guerre patriotique.

 

        En 1941, Staline accepte la création d’un Comité antifasciste juif chargé d’appeler les Juifs du monde entier à résister aux Allemands et à secourir l’Union soviétique. Le CAJ fait en 1942 une tournée aux États-Unis, il y rencontre Albert Einstein qui suggère de constituer Le Livre noir des atrocités commises par les Allemands sur la population juive d’URSS. Le livre sera réalisé par près de 40 collaborateurs sous la direction de Vassili Grossman et d’IIya Ehrenbourg, lui aussi correspondant de guerre et écrivain. Certains témoignages évoquent clairement la participation de collaborateurs soviétiques dans l’assassinat des Juifs. En 1945, la censure estime que le manuscrit insiste trop sur l’activité de ces traîtres locaux, le texte est interdit de publication. Ehrenbourg et Grossman suppriment les passages litigieux. Le Livre noir est néanmoins définitivement interdit en 1947. Staline n’entend pas reconnaître la spécificité du génocide des Juifs, il enterre la mémoire de la Shoah en URSS. Le Livre noir ne sera publié qu’après la chute du communisme.

       La Roumanie, elle, a gardé un silence total et obstiné sur sa responsabilité directe dans le crime de génocide, notamment à Odessa. Il a fallu attendre qu’une commission d’historiens dirigés par Elie Wiesel publie un rapport pour que la Roumanie reconnaisse sa responsabilité dans la Shoah, c’était en 2004, 60 ans après la guerre.

 

 

Le révisionnisme ukrainien

       Depuis son indépendance en 1991, l’Ukraine s’est construit un nouveau grand récit historique, c’est un révisionnisme dont l’un des objectifs est de nier la lourde collaboration ukrainienne dans la Shoah.

      Un Institut pour la mémoire nationale est fondé en 2005, il a pour mission de diffuser l’interprétation officielle de l’histoire, son objectif principal est donc d’occulter le sombre passé du pays. Dans le discours officiel, le génocide des Juifs est désormais supplanté par l’Holodomor, c’est à dire la « Grande Famine » provoquée par Staline en Ukraine en 1932-1933 qui provoqua la mort de plusieurs millions de personnes. Quant à Stepan Bandera, Roman Shukhevytch et consorts, leaders de l’OUN et de l’UPA, une loi mémorielle les réhabilite sans condition en tant que « combattants pour la libération de l’Ukraine ». Ces « héros » sont désormais ouvertement glorifiés, de nombreuses rues portent aujourd’hui leurs noms, des statues sont érigées en leur honneur, il y a même à Kiev, à côté de la cathédrale Sainte Sophie, une statue de Bohdan Khmelnitsky, le leader des cosaques qui massacrèrent 200 000 Juifs en 1648. Et des ministres ont assisté à des manifestations organisées à la mémoire de ces « héros » ukrainiens.

 

Un espoir avec le nouveau président Zelensky ?

 

      C’est à une très forte majorité que les Ukrainiens élisent, le 21 avril 2019, à la présidence du pays, un certain Volodymyr Zelensky, un humoriste très populaire, par ailleurs d’origine juive et qui ne s’en cache pas.

       La position du camp Zelensky, un proche de chef de l’état, président du parlement, Dmytro Razumkov, la résume comme suit : tout ce qui peut diviser les Ukrainiens, la religion, la langue, le territoire, certaines figures historiques, doit être mis de côté tant que la guerre du Dombass n’est pas terminée. Le président Zelensky a d’ailleurs exprimé son mécontentement à propos du nombre de rues nommées Stepan Bandera et autres fascistes en déclarant : «  Nous nous souvenons de l’histoire, nous honorons les héros historiques mais pourquoi ne pas honorer tous ensemble des héros modernes ? ».

 

     Depuis son élection, le fameux Institut pour la mémoire nationale a été doté d’un nouveau directeur réputé plus modéré que le précédent. Et le président Zelensky était présent à Babi Yar, le 1er octobre dernier, à l’occasion de la commémoration du 79ème anniversaire du massacre de 33 771 Juifs en deux jours dans ce ravin de Kiev. À cette occasion, un pas a été franchi vers la fondation d’un nouveau mémorial en remplacement du monument actuel d’époque soviétique dédié aux citoyens soviétiques sans aucune mention des victimes juives. Un accord a été signé entre le gouvernement ukrainien et le centre coopératif de l’Holocauste de Babi Yar présidé par Ronald S. Lauter qui est également président du Congrès Juif mondial. L’accord porte sur un mémorandum pour la construction d’un nouveau mémorial qui devrait ouvrir en 2026. Il s ‘agira d’un musée mémorial international qui racontera aussi l’histoire de l’Holocauste.

    C’est sans doute un pas dans la bonne direction.

    Peut-être aussi les Ukrainiens pourraient-ils s’inspirer de la Pologne voisine où une nouvelle école d’histoire déterre une mémoire oubliée et longtemps occultée d’un passé tout aussi sombre que le leur ?

     

 

    Jacqueline Pollak (janvier 2021)

    Ancienne journaliste à la Rtbf, la Radio Télévision Belge de langue française.

 

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Bibliographie :

- Film documentaire Vie et Destin du Livre noir, la destruction des Juifs d’Urss, écrit par Antoine

  Germa et Guillaume Ribot

- Vassili Grossman, Carnets de guerre : de Moscou à Berlin, 1941-1945, Calmann-Levy et Livre de

   Poche

- Le Livre noir, Textes et témoignages réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, Solin Actes

  Sud

- Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, 1985, Gallimard, 2006

- Delphine Bechtel, Mensonges et légitimation dans la construction nationale en Ukraine (2005-

  2010), OpenEdition Journals

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