Fira, mon amie juive d’Odessa
par Mykola Skorobohatko
Dans notre classe, il y avait une fille qui s'appelait Fira, de son vrai nom Esther.
Fira avait une belle voix, un rire encore plus beau, et elle lisait des livres en anglais. Fira était juive, mais nous n’y prêtions jamais attention, nous savions simplement cela, tout comme nous savions que la Terre était ronde, c'était un fait.
La Terre est ronde, nos voisins étaient juifs, et mon père leur offrait souvent des kippas achetées lors de ses voyages. À la maison, maman préparait de la matza, cette galette dans laquelle on pouvait enrouler n’importe quoi, ou simplement la manger avec du bortsch.
Nous la préparions non pas parce que nous étions juifs, mais parce que nous pouvions en faire. Nous mangions aussi du forshmak et de l’houmous, mais cela fait plutôt partie de la cuisine odessite.
La Terre est ronde, chez nos amis, une ménorah trônait sur le rebord de la fenêtre. Ils n’étaient pas exactement juifs, mais leurs racines étaient là, bien que très lointaines. Pourtant quand nous nous retrouvions autour de la table, leur grand-père était assis en chemise ukrainienne traditionnelle (vychyvanka) et kippa, ce qui exprimait l’harmonie de deux cultures complémentaires. En Ukraine, il n’y a pas que les Ukrainiens, parmi ses nombreux peuples, il y a aussi Les Karaïmes et Les Krymtchaks, deux peuples autochtones d’origine juive. Leur nombre diminue constamment, et avec la guerre, ils disparaîtront complètement...
La Terre est ronde, si l’on revient encore plus loin, à une époque où tout était plus vert, et les routes ressemblaient à une passoire, quand maman avait un téléphone grenouille[1], et moi je n’en avais pas du tout. C’est à ce moment-là qu’un garçon est venu habiter dans notre rue, un garçon tout à fait ordinaire. Son nom, personne ne s’en souvient. Quand nous jouions sur le terrain, il venait vers nous en portant une kippa.
La première fois que nous l’avons vu avec sa kippa, il a dit sans peur : « Je suis juif ». La seule question qui nous intéressait était de savoir si c’était vrai que les juifs n’avaient pas de zizi, qu’on le leur coupait. Il nous a répondu : « Il est là, on ne fait que couper un petit morceau de peau — c’est plus hygiénique », répétant probablement une phrase entendue de sa mère. Pour nous, les enfants, c'était intéressant, mais pas essentiel. Maintenant, nous étions un de plus, et nous avons continué à jouer...
Les chats adorent la Terre, vous savez pourquoi ? Parce qu’elle est ronde, comme une pelote de laine qu’on peut pousser sous le canapé.
Notre chat préféré s’appelait Monya. Nous l’avons appelé Monya, parce que ce mot faisait partie de notre vocabulaire. Ce prénom est très doux, nous ne pouvions tout de même pas l’appeler Moïse, dont c'est le diminutif.
Un soir d'été torride, j’ai été témoin d’une conversation intéressante entre deux touristes ukrainiens, un mari et sa femme.
— C’est quoi ce nom, Monya ?!? demande le mari.
— Sa femme lui répond : « Chez eux, Monya, chez nous, Misha ».
J’avais alors environ 16 ans, et cette expression « chez eux » et « chez nous » m’est restée en mémoire jusqu’à aujourd’hui.
Cependant, la Terre est toujours ronde.
Nous avons déjà parlé de l’été, mais pas de l’hiver. Il n’y a pas d’automne à Odessa, cinq mois d’été et l’hiver.
L’hiver, lorsque le vent marin devenait plus un inconvénient qu’un avantage nous prenions un locataire à long terme. Le locataire avait sa propre petite chambre avec tout ce qu’il faut, nous lui demandions peu, juste assez pour payer l’eau et le gaz. Beaucoup sont passés par cette chambre : des prêtres, des ouvriers, des marins, des adolescents fuyant leurs parents. Nous prenions tout le monde. Et chacun laissait quelque chose dans cette petite pièce.
Il y avait aussi un photographe que nous appelions oncle Yura. Il avait environ 60 ans, avec des lunettes à grosse monture. Il est arrivé chez nous par hasard. C’est sa bien-aimée, Raïssa Ivanovna, qui lui a demandé de partir. À 80 ans, Raïssa Ivanovna avait déjà enterré son mari et, dans un esprit d’économie, avait fait graver sa propre image sur la pierre tombale à côté de celle de son mari. Voilà l’esprit pratique des Odessites !!!
Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce que notre locataire Yura était juif. Nous le savions tout comme nous savions que la Terre est ronde.
Bien que la majorité de nos noms soient ukrainiens ou russes, ils ne peuvent pas refléter exactement nos racines. À Odessa, encore bien avant cette guerre, à la veille du Nouvel An, on installait la hanoukkia sur la place centrale. Après le début de la guerre, beaucoup de choses ont changé, notre mémoire est devenue plus courte. Ainsi, j'avais deux amies étudiantes à la faculté d’économie et de droit. L'une venait d'Ivano-Frankivsk, l'autre de Ternopil. Brunes aux yeux noisette, fines et excellentes élèves. Elles se préparaient toujours méthodiquement aux examens. Après les cours, nous nous retrouvions dans un café près de l’université.
Lors d’une de ces discussions, elles se plaignaient de la difficulté de concilier les études et le travail. Sachant leur assiduité et leur travail acharné, j’ai envisagé qu’elles pouvaient préparer des questions d’examen, puis les vendre à leurs camarades. L'une d'elles me répondit, très sérieusement : « Je ne suis pas juive ».
Nous sommes restés jusqu’au coucher du soleil, puis nous nous sommes séparés. J’ai réfléchi longtemps à sa réponse.

Pourquoi les juifs?
La guerre est une folie. Durant la dernière guerre, Odessa et Lviv ont été les premières villes à souffrir sous l'assaut des nazis. Rappelez-vous seulement la photo de la femme mutilée courant dans la rue, suivie par des garçons armés de bâtons. Pourtant, cela n'a pas empêché un adolescent de Lviv de dérober un faisceau de câbles, juste pour que la hanoukkia s’éteigne, probablement pour toujours[2].
Mais même dans de tels moments, la vérité est ce qu’elle est…
Mykola Skorobohatko (Paris mars 2025)
Mykola Skorobohatko, enseignant de français, est né à Odessa, a fait ses études en sciences politiques à l’Université d’Odessa Mechnikov. Il s’est réfugié en France, vit actuellement à Paris, suite à l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine le 24 février 2022.
[1]En Ukraine, un téléphone à clapet s’appelle un téléphone grenouille.
[2] En 2025 un jeune homme de 19 ans de Lviv éteint la menorah.