Ce que je sais de ma famille
par Irène Herpe-Litwin

Hannah, Nina, Ilya Pogrebinsky, 1919
Ma mère, Nina POGREBINSKY est née le 10 janvier 1916, en pleine guerre mondiale, à Odessa qui, à l’époque, faisait partie de la « Petite Russie », en plein milieu de la Première Guerre mondiale. Dès octobre 1917, ses parents ont déjà dû affronter la Révolution bolchévique, la guerre civile, les massacres perpétrés tantôt par les blancs, tantôt par les rouges, et pour finir les famines et les épidémies (typhus, choléra, fièvre typhoïde...). Son père, Ilya Pogrebinsky faisait partie de la bonne bourgeoisie juive assimilée, acceptée par les Tsars, puisqu’il était Commissaire du port d’Odessa, c’est-à-dire haut fonctionnaire. Baba, sa Maman (ma grand-mère chérie), Hannah (Anna) Knaïa MAISLICH, était issue d’une famille de négociants[1] en denrées issues de Méditerranée orientale. Je n’ai jamais connu son père (mon grand-père maternel) qui est mort du typhus en 1920, ayant échappé de peu à une descente de partisans bolchéviques qui ont tué à sa place un frère de Baba présent à la maison…Baba et Nina (une petite fille âgée alors de 4ans) ont été contaminées par le typhus, mais, semble-t-il – les femmes sont très résistantes – et elles ont survécu !
La famille Pogrebinsky, comme la famille Maislich, était issue de négociants en denrées domestiques et agricoles qui avaient fort bien réussi et s’étaient complètement intégrés dans la société russe. Ils avaient eu le droit, y compris les femmes[2], de faire des études universitaires : des tantes de ma Maman étaient avocates dès la fin du XIXème siècle par exemple, ce qui n’était pas encore, il me semble, accessible aux femmes en France. C’est probablement ainsi qu’Ilya, mon grand-père, avait été, bien que juif, considéré comme apte à la fonction de commissaire du port d’Odessa. Je n’ai pas entendu d’informations relatives à des persécutions antisémites concernant cette famille avant la Révolution… Mais, qui sait ? Mon grand-père avait semble-t-il une sœur aînée, Banditchka, avocate, mariée avec un M. BURSTEIN (peut-être également avocat) qui vivait de façon aisée : Ils étaient partis faire une croisière en Egypte juste avant la déclaration de guerre de 1914. En pleine déclaration de guerre, ils décidèrent de rester à Alexandrie en Egypte et ils s’installèrent dans le quartier français où ils reprirent leur vie professionnelle d’avocats. C’est ainsi qu’ils purent aider après 1917 des membres de leur famille à s’enfuir de Russie. Après la mort par le typhus de mon grand-père Ilya Pogrebinsky, ils ont pu manifestement entrer en contact avec Baba, ma grand-mère, et l’informer du paiement de passeurs roumains pour s’enfuir en Roumanie avec la petite Nina, ma Maman (l’idée était probablement de rejoindre Alexandrie en bateau à partir de la Roumanie… ce qui avait dû être payé aux passeurs...). Malheureusement, dès le franchissement de la frontière, lesdits passeurs les ont remis à la police roumaine qui les ont aussitôt mises dans une odieuse prison. Chance ou malchance (?) : elles ont attrapé toutes deux, Baba et Nina, la fièvre typhoïde. Cela a paniqué les Roumains qui ont eu peur d’une contagion ; ils les ont remises à la Croix Rouge qui les a soignées avec succès et transférées en Turquie, à Istamboul. Elles ont ainsi survécu à une autre vilaine maladie et Baba a réussi à reprendre contact avec sa belle-famille qui résidait alors à Alexandrie…Cette belle-famille a ensuite organisé une splendide odyssée en bateau d’Istamboul à Alexandrie…. L’accueil a été splendide pour ma Maman, Nina qui a été choyée (voir photo ci-dessous). Nina est restée jusqu’en 1929 à Alexandrie dans sa famille, mais Baba (Anna) a quitté l’Égypte pour Paris : elle ne voulait pas dépendre de sa belle-famille. Elle a été engagée comme couturière par la Haute couture de l’époque car elle excellait dans ce domaine. Ayant acquis une certaine indépendance, elle rencontra ainsi un autre réfugié judéo-russe, issu de Kharkov, bien évolué et cultivé, Roman Finkelstein avec qui elle se maria. Roman fut pour moi comme mon grand-père maternel. Mon frère et moi n’arrivions pas à l’appeler Dieda et il est ainsi devenu Ida. Baba et Ida firent revenir Maman d’Alexandrie où elle avait commencé des études au lycée français et la scolarisèrent dans un lycée parisien. Elle passa son 1er baccalauréat en 1933 et entra ensuite à HEC jeunes filles…

Nina à Alexandrie
La famille Maislich avait eu quelques problèmes financiers avec la gestion de leurs négoces…Ainsi, Baba, ma grand-mère, avait-elle fait un beau mariage (peut-être arrangé comme c’était souvent le cas) avec Ilya Pogrebinsky. Sa seule nostalgie était qu’elle aurait aimé devenir chanteuse à l’Opéra d’Odessa… Ses frères et sœurs ont eu des vies très diverses. Parmi ses cousins, ruinés par des faillites du temps des Tsars, certains se sont engagés dans le mouvement bolchevique où ils ont parfois occupé des postes importants y compris à la Tchéka. L’un d’entre eux a ainsi permis à un oncle de ma Maman de sortir d’URSS en 1932 vers la Finlande avec ses fils Abraham, Nathan, Mickael MAISLICH en pleine ascension du Stalinisme où les enfants étaient incités à dénoncer leurs parents à l’école... De la Finlande, Abraham et Mickael ont ensuite rejoint Paris… Abraham, devenu Henri, est entré en 1940 dans la résistance et a pu ainsi sauver avec de faux papiers, Baba et son second Mari, Roman FINKELSTEIN internés. A priori, le Tchékiste à l’instar de nombreux autres collègues, a fini au goulag, sans que cela ait eu la moindre relation avec l’aide apportée à ses cousins Maislich. Henri (ex-Abraham) Maislich, né semble-t-il en 1910, a fait une très belle carrière à la ESSO STANDARD après la guerre (ses facultés d’adaptation à des situations critiques de l’après-guerre avec la menace bolchévique ont été très appréciées, ainsi que ses capacités linguistiques ( russe, français, anglais…).

Baba et Ida, Paris, 1932
Jusqu’en 1939, les membres des familles Maislich et Pogrebinsky résidant en France ont vécu normalement. Nina s’est mariée en juin 1937 avec Manfred Herpe, son voisin d’immeuble du 2 rue Belloni, Paris XVe. Manfred HERPE, né le 12 février 1912 à Essen dans la Ruhr, avait fui en 1935 l’Allemagne nazie. Son père, Maxime HERPE né à Kroïanka en Prusse, était mort en lisant le journal le jour de l’intronisation d’Hitler le 30 janvier 1933. Il laissait ainsi son épouse Caroline Herpe née Brantzen seule avec 6 enfants (Anne-Lise, Manfred, Arnold, Gudrun, Hans Berthold et Lothar). Comme il était juif, même si Caroline ne l’était pas, les enfants n’eurent pas le droit de continuer leurs études supérieures : Manfred voulait devenir architecte, et Arnold voulait enseigner les mathématiques (ils donnaient des leçons particulières de maths aux enfants de la famille Krupp…). Manfred, le fils aîné comprit très rapidement qu’il fallait émigrer. Avec son frère Arnold, ils visitèrent l’Autriche, un pays germanophone en 1934. Ils sentirent que le nazisme était latent en Autriche (Hitler était d’ailleurs …autrichien et non allemand). Ils portèrent leur choix sur la France où ils n’avaient pas le droit d’exercer un emploi salarié. Manfred et Arnold essayèrent donc de fonder leur propre entreprise… la société TOPY. Manfred rencontra Nina : elle était belle, il était beau et se marièrent …Arnold qui avait été quelque peu amoureux de Nina, obtint un visa pour l’Australie, tandis que Gudrun, et Lothar partirent dans un Kibboutz en Palestine en 1936…Gudrun devint Gila et Hans Berthold s’engagea dans la légion étrangère…
En 1940, lors de l’invasion allemande et de la signature par Pétain du pacte de collaboration, Manfred, mon père, sut convaincre Nina, Baba et Roman que les nazis étaient pires que les bolcheviks pour les juifs Ainsi, personne n’alla se déclarer comme juif. Mon père trouva le moyen de créer des faux papiers pour tout le monde et de confier à une Mademoiselle Schloss tous les documents de la société TOPY qu’il retrouvera à la Libération de Paris en 1944. Heureusement, il avait une belle tête d’Allemand, et ma grand-mère paternelle, Caroline née Brantzen, ressemblait beaucoup avec ses vrais cheveux blonds et ses yeux bleus à une « Gretchen ». Mon frère, Maxime Alain Herpe, né le 18 juin 1939, était très blond avec des yeux bleus pervenche et les officiers nazis qui se promenaient dans Paris lui caressaient la tête en disant « voici exactement la race aryenne que nous voulons promouvoir ». Baba et Ida qui furent déclarés comme aides domestiques s’occupaient de mon frère qui a eu quant à lui un certificat de baptême à l’église orthodoxe d’Auteuil. Il n’empêche que lors d’un voyage en zone libre ils furent arrêtés par un gendarme vichyssois avec lequel ils prenaient souvent un pot et transférés dans un camp d’internement préalable au transfert à Drancy. Heureusement l’oncle Henri (Abracha) Maislich sut leur trouver des papiers indiquant leur non-judéité.

L’Oncle Henri (Abracha) avec sa mère et son père, 1932
A la Libération de Paris, en août 1944, ma future naissance du 10 mai 1945 fut programmée. Mes parents demandèrent leur naturalisation qu’ils obtinrent sans problème en décembre 1946… Ils reprirent leur société grâce à Mademoiselle Schloss et tout redevint normal…
Irène Herpe-Litwin (avril 2025)
[1] Ma grand-mère, dont le nom de naissance était Hannah MAISLICH était née à Odessa le 5 février 1892 de Nouta MAISLICH et de Rachel ANISKY épouse MAISLICH selon sa carte de séjour de 1957. D’autres membres de la famille MAISLICH émigrés de Russie portaient le nom Maislich avec diverses orthographes : Mayslich, Maizlich etc…
[2] Les femmes ont pu accéder aux études universitaires plus tôt en Russie qu’en France semble-t-il…Les premières à initier le mouvement sont les Russes : se référant au règlement de l’université de Saint-Pétersbourg de 1835, qui n’interdit pas la présence d’étudiantes, Natalia Korsini s’y inscrit en 1859, vite rejointe par cinq autres jeunes filles. Les universités de Kiev, Kharkov et Odessa, reçoivent ensuite rapidement leurs premières étudiantes.