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« La grande désillusion [1] » 

par Benjamin Jacobi

Jacobi

 Introduction

 

Le titre de ce texte fait écho au film de Jean Renoir : chef-d’œuvre déjà ancien mais toujours d’actualité : « La grande illusion ». L’un des personnages du film aime à penser que la guerre mondiale qu’il vit est la « der des der ». L’histoire n’a cessé de montrer que la guerre de 1914 ne fut pas la « der des der ». Nous le savons et l’ignorons, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a eu une suite ininterrompue de guerres : Indochine, Corée, Algérie, Israël, Yougoslavie, Iran, Irak, Afghanistan, Syrie… (liste probablement non exhaustive). Freud le rappelle frontalement : « Ce que nos enfants apprennent encore de nos jours dans les écoles sous le nom d’histoire universelle, n’est pas autre chose qu’une succession de meurtres collectifs, de meurtres de peuple à peuple. » Nous le savons et l’ignorons, j’en veux pour preuve l’effet traumatique de l’arrivée des chars russes en Ukraine le 24 février 2022. Je trouve confirmation de cet impact dans deux situations. L’une professionnelle, l’autre personnelle. Dans ma pratique clinique le discours de la plupart des patients que j’ai écouté, à la fin février, s’est un peu écarté de l’énoncé de leurs plaintes et préoccupations habituelles, pour évoquer ce qui se passait en Ukraine. Ils parvenaient également, quelquefois, à rabattre ce qu’il savait de la guerre sur des problématiques personnelles. En d’autres termes, le monde extérieur faisait irruption dans l’espace psychique intime. Cela ne s’était pas produit depuis les attentats de Paris de novembre 2015.

Au plan familial le plus jeune de mes petits-fils (8 ans) s’est inquiété. L’été précédent il avait visité Odessa lieu de naissance de son arrière-grand-père, il m’a demandé : - que vas-tu faire pour aider l’Ukraine le pays de ton papa ? Mis au courant du détail des initiatives d’aide que j’avais prises, il n’a pas été complètement rassuré à la pensée que des enfants comme lui pouvaient souffrir de faim ou même mourir sous les bombes. Le réel de la mort fait effraction dans l’intimité subjective, l’imaginaire est débordé, la pensée hébétée. Le dérèglement de ces trois niveaux de fonctionnement psychique (réel, imaginaire et symbolique) seront considérés au fil de nos réflexions. 

 La guerre en Ukraine relève d’une double proximité. Géographique : l’Europe est le théâtre d’opérations de destructions massives. Catastrophique : la menace de l’usage de l’arme nucléaire régulièrement brandie (en deux cents secondes Paris est détruit annonce un média russe). Comme chacun ici cette situation me bouleverse. 

Je suis, nous sommes, devant l’impensable. Un génie comme Einstein a éprouvé le même sentiment, il a interrogé Freud, son contemporain :« existe -t-il un moyen d’affranchir les hommes de la menace de guerre ? ». La question et la réponse restent totalement actuelles.  Freud fera une réponse directe à Einstein et rédigera en 1915 un texte intitulé : « considérations actuelles sur la guerre et la mort ». L’échange avec Einstein et le texte de 1915 conservent une pertinence évidente, ils constitueront l’appui essentiel des réflexions que je vais soumettre à notre échange.

 

Le désir de détruire : un impensable

 

Freud (1915) formule clairement dans ses Considérations l’état de nos réactions en présence de la guerre et la posture que nous avons à l’égard de nous-mêmes. Sidérés par la guerre et démunis pour saisir ce qui se passe en nous. Je le cite : (p. 235) « nous sommes incapables de comprendre la signification exacte des impressions qui nous assaillent ». A la destruction directe des biens et des personnes sur le territoire envahi s’ajoute, pour les rescapés, pour ceux qui sont à distance, à l’arrière, dans les autres pays, en Europe en l’occurrence, une sorte de démolition de la pensée, de l’aptitude à donner du sens. Aller sur les chaines d’information télévisuelle en continu ne change rien à l’affaire. On y voit des images de destruction massive insoutenables, on y entend un quarteron de généraux en retraite nous expliquer inlassablement ce qui se passe, ce qui va arriver. Mais comment donner du sens aux impressions qui nous traversent : horreur, incrédulité, indignation, colère, tristesse, désolation… L’inconcevable : le spectacle d’hommes qui font tout pour se détruire est livré de manière récurrente avec force détails. Le tout accompagné de commentaires, de précisions inépuisables. Peut-on accepter de se reconnaître dans ces entreprises de destruction ? Naturellement, et sans rentrer dans des considérations géopolitiques, s’identifier aux combattants ukrainiens fonctionne comme une évidence. Le droit de tuer pour ne pas être tué par l’envahisseur leur est évidemment reconnu. Pourtant le trouble demeure : L’interdit de tuer, le premier commandement biblique est transgressé. Le désir de tuer son semblable est agi. 

Il arrive à chacun que ce désir soit conscient et verbalisé. Il peut être surmonté par la pensée, par le jeu. La capacité de penser reconnaît et donne sens à ce désir, le jeu permet de le sublimer. Dans la guerre cette activité symbolique est proscrite. Le réel de l’agir est prescrit. Le réel de la mort submerge toute capacité à symboliser. Mieux, certaines formes de symbolisation ne se différencient d’ailleurs pas vraiment d’un agir. Quand Vladimir Poutine instaure un échange avec Emmanuel Macron aux deux bouts d’une table d’une longueur de 10 m, on peut se demander si la distance donnée à voir relève du symbolique ou de l’humiliation directe.

Le potentiel de l’imaginaire est également entamé. Jusqu’à l’arrivée des engins de mort et de destruction, on ne peut se résoudre à se représenter leur présence dans le quotidien des villes et des campagnes. Et quand on découvre l’ampleur des destructions, des crimes, on doit constater que l’imaginaire est dépassé. Les mots de Freud pour décrire les faits de la première guerre mondiale s’appliquent strictement   à la situation actuelle : (p. 241, ibid.) « L’état en guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences dont la moindre déshonorerait l’individu. »

La tentation d’attribuer ces carnages à la folie d’un dictateur vient naturellement à l’esprit en présence du débordement de l’imaginaire, en regard de l’inimaginable. Les diagnostics psychiatriques sont pourtant discutables. Réfutables dans la mesure où l’entreprise de guerre est conduite rationnellement. Les raisons, les causes avancées peuvent être considérées, reconnues comme   inacceptables, scandaleuses, mais la mise en œuvre est méthodique. Dans un autre registre, quelquefois contesté, Hannah Arendt avait avancé l’idée de banalité du mal appliquée à l’entreprise d’extermination des juifs par les nazis et plus particulièrement celle d’Eichmann lors de son procès à Jérusalem.

 

L’hypothèse freudienne sur la pulsion agressive 

 

Le point de vue de Freud est différent, il se départit d’un point de vue moral ou éthique pour constater la présence constante dans l’histoire de l’humanité et chez tout être humain d’un désir de meurtre, d’une pulsion de destruction : Thanatos. Pulsion à laquelle s’oppose la pulsion sexuelle, le désir d’être en lien, le besoin d’aimer et d’être aimé : la Libido.

Pour Freud cette propension à détruire, ce désir meurtrier est inscrit dans le psychisme humain et la culture, la civilisation, les religions[2] ne parviennent pas à les anéantir, de l’homme primitif au sujet contemporain. Il constate que le désir tout aussi actif d’être en lien, d’aimer, peut efficacement contrecarrer le désir de détruire mais ne parvient pas à l’annihiler. De même l’intériorisation des interdits et des valeurs morales, de la civilisation en général restent encore insuffisantes, rencontrent des limites. Ce qui est primitif est impérissable (p. 249, ibid.) souligne Freud. En tout état de cause, il arrive que la vie affective submerge les intelligences les plus vives, les esprits les plus érudits. Je l’ai affirmé d’emblée : nous savons et nous ignorons.

 Freud choisit pour relever, regretter le mouvement psychique en présence de l’oeuvre de destruction le terme de déception[3]. Terme en français bien faible pour s’appliquer à l’ampleur des désillusions que la guerre et la mort suscitent. En présence des manifestations de la haine meurtrière, des destructions violentes la déception porterait, pour Freud, sur le fait que les « mauvais penchants ne disparaissent pas » (p. 242, ibid.) en dépit des progrès supposés de la civilisation. Je suis tenté d’y ajouter le contenu des réactions de chacun de nous : témoins de l’arrière. Il peut relever d’une forme d’identification aux agresseurs dans la haine et la violence. Prise de conscience décevante voire humiliante ajoutée à la désolation d’une guerre donnée en spectacle, au désespoir du constat d’un conflit traité par la violence destructrice. Einstein partage ce constat de l’existence de la haine et de la destruction chez les hommes et les femmes. Il demande à Freud comment la tenir à distance. La réponse de Freud est claire : impossible de débarrasser l’humain de sa tendance à l’agression. Naturellement se reconnaît dans cette réponse le pessimisme foncier de Freud. Plus personnellement j’y entends, comme au temps de mon enfance dans les années 1950, le ton du discours de mes parents, et de leurs amis proches tous juifs ashkénazes à propos de « la situation ». Terme générique pour évoquer, tour à tour, l’état des lieux pour les juifs, pour Israël, pour la France, pour le monde ou encore pour un futur proche, lointain et naturellement incertain dans tout autre domaine. Ces digressions intimes ne nous éloignent pas totalement de notre propos. J’y discerne une lucidité porteuse d’espérance. Freud s’interroge sur ce point dans un autre texte écrit dans la même période (Deuil et mélancolie, 1917), je cite : « pourquoi la tristesse est condition de la lucidité ? » (citation approximative).

 

 

Faire avec l’impossible

 

Le qualificatif devenu substantif : impossible est capital et je voudrais prendre le temps de m’en expliquer. La conscience de l’impossible est indispensable pour faire avec la réalité. Einstein met l’impossible sur le compte d’une impuissance actuelle et laisse espérer qu’elle pourrait être dépassée comme tous les impossibles puisqu’avec le temps et le progrès, la science les a toujours surmontés. L’approche psychanalytique est bien différente. Elle estime que la condition humaine nous soumet à l’impossible aux deux bouts de toute existence. Impossible d’être à sa propre origine : personne ne choisit de venir au monde ; impossible d’éviter sa propre mort. 

À ces deux impossibles s’ajoute celui objet de notre réflexion : impossible d’être humain sans être porteur du désir de détruire. J’ajouterais volontiers que ce dernier pourrait bien être la résultante des deux premiers. L’expérience de l’incomplétude peut générer symptômes, haine, désarrois, destructions au plan individuel, collectif et à celui des états, des nations. Reconnaissons pourtant que ces désarrois, issus de l’étrangeté de l’existence humaine, peuvent produire des actes créateurs dans les domaines de la culture et la science. Pour exemple l’art et la médecine démontrent chaque jour que la désespérance n’est pas la seule réponse possible face au Réel des limites de la maladie et de la mort.

En est-il de même pour les créations des états, des nations pour éviter la guerre ? Les exemples de la société des nations (la SDN) créée après la Première Guerre mondiale et celui de l’ONU mis en place après la Seconde témoignent d’une insuffisance démoralisante, il faut bien en convenir. On ne parvient pas à dévier cette tendance à l’agression pour éviter les guerres. Les capacités créatives, l’inventivité s’avèrent riches et défaillantes. Éros ne parvient pas toujours à contrecarrer Thanatos, il produit des convictions intériorisées avec ou sans le soutien des religions. J’ai déjà cité le « tu ne tueras point », ajoutons-y : « Aime ton prochain comme toi-même » et constatons que ce substrat culturel, spirituel, notamment produit par les religions, n ’empêche pas la violence agressive de se déployer.

Quittons, un temps, ce point de vue anthropologique pour conforter ce constat de la richesse créative et de sa potentielle défaillance à partir d’une situation clinique individuelle. Il est extrait d’une excellente série télévisée probablement connue de bon nombre d’entre vous. Elle est intitulée : « En thérapie ». Cette connaissance partagée, je l’imagine, pourrait faciliter notre échange. C’est une séance où les deux protagonistes (un analyste et sa patiente Lydia) sont affrontés au Réel, c’est-à-dire ce sur quoi on ne peut que buter.  Ce sur quoi on ne peut rien : la présence de la maladie et de la mort dans la vie de tout être humain.

Confrontée au désarroi que suit l’annonce d’un cancer du sein une jeune femme architecte vient consulter un analyste, un certain Dayan.  Au cours d’une séance, elle en vient à montrer la maquette d’un projet de construction. Elle y a consacré beaucoup de temps et mis toute son énergie créatrice, elle en est fière et pourtant au cours de la même séance elle détruira avec la plus grande violence cette maquette. Dans la parole elle fait part à l’analyste de sa décision : elle ne se fera pas soigner, elle refuse absolument d’informer ses proches de sa maladie[4]. Considérons qu’elle conjugue l’acte à sa parole : elle détruit son œuvre comme elle est prête à choisir de laisser la maladie la détruire dans le refus de tout soin. Informée sur son cancer, elle ne s’est pas détournée de son travail créateur et a pris sur son sommeil pour réaliser sa maquette. On peut estimer qu’elle a, dans un premier temps, surmonté la sidération suscitée par l’annonce avec le silence et la créativité. Pourtant l’incitation à dire proposée par l’analyste réactivera le désarroi provoqué par l’évocation de la maladie. Impossible de faire comme si elle n’était pas malade. Elle est débordée par la colère. A la violence des paroles adressées à l’analyste s’associe celle de son acharnement à réduire en morceaux sa maquette. On constate que, comme souvent, la colère adressée à un tiers est d’abord une rage contre soi-même.  Désarroi et colère face au réel de la maladie et de la mort, en présence d’un impossible, entrainent l’émergence d’une pulsion destructrice installée au cœur du psychisme humain, telle est la lecture que je vous soumets de cette situation. Des lectures complémentaires pourraient être proposées. La décision, dans la même période, de tenir à l’écart son amoureux pourrait être lue comme un autre agir destructeur. Du côté de l’analyste, la propension à agir n’est pas négligeable, elle est associée à un désir de sauver à tout prix, moteur de son choix professionnel, installé sur son histoire personnelle. Il n’est pas déplacé de penser qu’il met à mal, voire détruit son dispositif de travail (fauteuil et divan) quand il décide d’accompagner à l’hôpital sa patiente lors d’une séance ultérieure. Le trouble profond de l’épreuve du Réel qu’il revit à l’écoute de cette patiente met en lumière le conflit entre Thanatos et Eros. L’attention inconditionnelle accordée à sa patiente œuvre d’Eros est, d’une certaine manière, contrariée par l’injonction agie de l’hospitalisation de sa patiente contre son gré. Pour lui, comme pour sa patiente, la lutte contre la dépression passe par l’agir, en d’autres termes, la manie tente de contrer la dépression. 

 

 

 Du décours mélancolique à l’offense narcissique

 

L’état de guerre en Ukraine, pour chacun de nous, en position de combattant ou témoin de l’arrière, impuissant mais épargné par l’immense machine de guerre, fait que le risque du décours mélancolique n’est pas négligeable. Dans une lettre à Lou Andreas Salomé, Freud manifeste cette tonalité mélancolique dans les termes suivants : « je ne doute pas que l’humanité se remettra aussi de cette guerre-ci, mais je sais avec certitude que moi et mes contemporains ne verrons plus le monde sous un jour heureux.  Il est trop laid. »

Ce courrier sera rédigé avant les « considérations », il nous permet de mesurer à nouveau l’effet dévastateur de la guerre bien au-delà des champs de bataille, loin du bruit des missiles et des sirènes d’alerte. Pourtant Freud ne restera pas dans cette désespérance, il se trouve que, dans la même période, il écrira des textes parmi les plus importants de son œuvre :  entre autres, Pour introduire le narcissisme, totem et tabou. Réfléchir, écrire seront, pour Freud, le moyen de faire face à l’offense narcissique provoquée par la guerre. 

 Au passage notons que le tableau sombre et négatif décrit depuis le début de cette présentation pourrait être considérablement amélioré par ce dernier constat. Freud, pour sortir de son marasme, se remet à l’ouvrage. Il accomplit ce qu’il sait le mieux faire : penser, écrire, livrer au monde ses découvertes sur le fonctionnement psychique. Chacun de nous, à son niveau, me parait en mesure d’appliquer ce précepte. Veiller à s’accomplir au mieux dans ses activités, dans sa vie personnelle et intime peut permettre d’éviter que le désastre du monde devienne un désastre intime.

Il reste pourtant à reprendre une interrogation. Pourquoi rapporter la guerre à un rabaissement de l’amour de soi ? Sans mésestimer les enjeux géopolitiques du conflit entre Russie et Ukraine, notamment celui du respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il convient d’en distinguer d’autres registres. Toute une série d’idéaux sont bafoués : la capacité des peuples à vivre sans se faire la guerre, l’image de la Russie profondément dégradée. Reconnue comme un acteur déterminant de la mise hors d’état de nuire de l’envahisseur nazi, elle est aujourd’hui un envahisseur sans état d’âme d’un pays voisin.

On pourrait lister d’autres idéaux dans lesquels nous ne pouvons plus nous reconnaître en tant que citoyens d’un monde devenu immonde au sens plein du terme. 

Il en est d’autres plus intimes. A commencer par le sentiment d’impuissance : la vie nous apprend à vivre avec des limites (physiques, intellectuelles, sociales) et, cependant, ne disparaît jamais totalement de notre vie psychique, une expérience première de la toute petite enfance, ce moment où tout semblait possible, cette période où l’amour d’une image de soi résultait d’un sentiment de toute puissance inoubliable (ce temps de l’omnipotence, est désigné par les Anglais par la formule : « her majesty, the baby »).

 L’impuissance vécue en présence du déferlement de la guerre met sévèrement à mal cette image de soi enfouie. La compassion, l’identification aux proches des blessés et des morts peut contribuer à tenter de nous distraire, de nous tenir à l’écart du flot d’informations en continu sur la guerre. A regarder ailleurs, peut-être, mais sans vraiment parvenir à nous délester du malaise profond et intime, de la blessure narcissique installée sur le retour du sentiment d’impuissance. Chacun apprend, avec le temps, que son moi n’est pas aussi grandiose qu’il l’avait imaginé, la guerre, le spectacle de la guerre nous rappellent que cet apprentissage est loin d’être indolore. Il est toujours à reprendre.

Ce qui est en cause dans ce malaise tient également au fait que ce spectacle nous est imposé, il est, en effet, inévitablement exposé par la radio ou la télévision à toute heure du jour et de la nuit. Et surtout le spectacle insupportable du meurtre, de la multiplicité des meurtres devient, est une réalité. Le désir de tuer n’est plus seulement un élément de la réalité psychique, il est présent dans la réalité extérieure. Ce qui est objet de pensées et/ou créateur de symptômes (comme on l’a vu pour Lydia) devient mise en acte. Force est, alors, de constater la soumission, l’abolition des capacités du psychisme, celles de l’intelligence et de la vie affective en présence de l’accumulation des morts. Les mots manquent pour dire l’ampleur de cette offense.

 

 

L’inconscient et la mort

 

Je vais, maintenant, en suivant la chronologie du texte de Freud, vous livrer quelques commentaires sur la posture de l’être humain à l’égard de la mort ou, pour reprendre l’intitulé de Freud, « Notre attitude à l’égard de la mort ». Ce dernier en vient naturellement à l’aborder en présence du tragique de la guerre. Il va de soi que cette question survient dans des circonstances plus ordinaires, mort de proches ou, selon la formule légèrement affectée, quand un pronostic vital est engagé. Freud l’affirme d’emblée cette attitude est :« rien moins que franche et sincère ». Si on s’en tient aux apparences, à la raison, la mort est acceptée, prévue par testament ou même instamment rappelée par des formulaires obligatoires à remplir en cas d’hospitalisation. On a beau tenter de se convaincre en énonçant des formules, si j’ose dire, définitives comme : « la mort fait partie de la vie », pour soi-même la mort est niée. Deux paroles énoncées dans des situations ordinaires, triviales, pourraient confirmer l’hypothèse d’une négation de la mort et confirmer la part hypocrite de son acceptation apparente.

Première parole : quand on apprend la mort d’une personne connue pas nécessairement proche et éventuellement même d’un âge certain, j’ai souvent entendu juste après l’annonce : « ce n’est pas possible, je ne le crois pas ». Dans ce propos spontané, incontrôlé par la raison, dans cette réaction immédiate pourrait bien se dire la vérité sur notre attitude à l’égard de la mort : on n’y croit pas, notamment parce que toute mort nous renvoie à l’éventualité de notre propre mort. 

Deuxième parole : Piéton, au volant, au guidon d’un véhicule, il m’est arrivé d’être apostrophé avec le qualificatif suivant : « vous êtes inconscient » (reconnaissons toutefois qu’il est rarement employé isolément et peut être entouré de termes plus virulents). Vous aurez compris que l’usage de ce terme survient dans des situations de prise de risques, de graves imprudences. Bref quand on ignore le risque de mort, on est un inconscient et nos interlocuteurs interloqués confirme le point de vue freudien : au plan inconscient la mort est niée, ignorée.[5]

« Il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort » confirme Freud. Nous retrouvons l’impossible évoqué plus haut : impossible d’éviter la mort et impossible de se la représenter pour soi-même. Cet impossible coexiste avec la capacité de se représenter la mort d’un autre, celle de son prochain. Non seulement la représenter mais la souhaiter et dans la guerre l’accomplir. Cet illogisme, cette incohérence est le propre des formations de l’inconscient (les rêves chaque nuit en témoignent), elles supportent parfaitement de ne pas se soumettre à la raison. Pourtant consciemment, la plupart du temps on s’interdit de penser à la mort d’autrui. Freud remarque que ce désir, puissamment rejeté à l’égard des proches, trouve à se manifester dans le refus insistant d’imaginer être pour quelque chose dans cette disparition. De ce fait, accident imprévisible, grand âge, maladie sont fortement mises en avant. S’il s’avère impossible d’imaginer de telles causes, le désarroi peut surgir, les symptômes névrotiques envahissants également. A nouveau j’aurais recours à la série « En thérapie » pour me faire comprendre.  Alain, chef d’entreprise, rationnel, efficace et, jusqu’alors, parfaitement organisé devient littéralement obsédé par le suicide d’une de ses employés. Jacques Weber dans le rôle d’Alain (même s’il en fait des tonnes comme on dit) représente parfaitement la détérioration psychique grave provoquée par l’idée d’être cause de la mort de son employé. Disparition qui renvoie à la disparition d’un proche (son frère) dans son histoire personnelle. Il a construit sa vie à tenter de se distancer d’une culpabilité à propos de cette mort brutale. L’évènement dramatique survenu dans son milieu professionnel provoque un retour insupportable de sa culpabilité ancienne. La consultation s’installe à partir de cette autre forme d’impossible. Celui qui lie la culpabilité à la mort d’un proche  

 Mort et spiritualité

 

Je me risque à dire, devant un auditoire réuni régulièrement par le partage d’une spiritualité, que ces impossibles pourraient animer les constructions religieuses. Termes probablement injustes ou abusifs, vous les pardonnerez, ils sont tenus par un incroyant. Enfin, pas complètement, en effet, il m’arrive, à travers quelques éléments de la culture juive, de m’interroger sur le statut de Dieu. Dieu, cet imprononçable censé aider à concevoir l’inconcevable de la mort. Je crois avoir repéré que, pour les Juifs, Dieu brille par son absence mais reste une nécessité absolue. Il ne faut pas compter sur lui pour nos affaires personnelles et professionnelles et pourtant il est une nécessité pour les croyants. Vous me direz si c’est une vue de l’esprit, c’est peut-être le cas de le dire, en tous cas si je me décidais à être croyant et pratiquant, ce qui n’est pas gagné, elle me conviendrait bien. A l’appui de cette conception de Dieu, un de mes amis, un collègue psychanalyste, professeur d’université et juif croyant (Jean-Jacques Rassial, 2018) revient sur une observation clinique de Freud. Celle de son petit-fils, ce dernier, en l’absence de sa mère, joue avec une bobine, en associant l’apparition et la disparition de cette bobine des termes for et da (là-bas et ici). Freud en déduit que, par le jeu et la parole, le petit enfant se représente symboliquement l’absence de la mère. Pour supporter l’absence, pour faire sans sa mère, il a recours à cette activité symbolique, elle n’est provisoirement pas auprès de lui, elle continue à l’être malgré tout dans le travail de représentation instauré dans le jeu. En d’autres termes, les activités symboliques, spirituelles ont pour fonction de faire avec l’impossible, avec ce qui est et nous dépasse : la présence de la mort dans toute existence. 

 

 Conclusion

 

J’ai tenté d’établir l’actualité des propos de Freud au regard de la guerre des derniers mois en Ukraine. Ses propos terminaux sur l’attitude à l’égard de la mort restent également appropriés de nos jours. Toutefois j’ai le sentiment d’une évolution sur ce dernier point, ou plutôt d’une accentuation du refus de la mort depuis le temps de Freud.

Dans notre monde contemporain la négation de la mort prend de nouvelles formes bien décrite par les sociologues. La durée de mon existence, passée essentiellement au siècle dernier, m’offre le privilège de l’affirmer avec quelque assurance. Pendant toute mon enfance j’ai vu des corbillards et des cortèges à pied les suivre. Des hommes et des femmes porter le deuil. J’ai vécu dans un petit pavillon à la lisière d’une ville. Pas de gazon ni de piscine mais des espaces réservés à l’élevage des poules et des lapins. Du clapier et du poulailler étaient extraits régulièrement un lapin ou une poule. Ma mère, experte pour faire le coup du lapin ou égorger une poule en présence de ses enfants, l’était tout autant pour préparer d’excellents repas avec ces produits bio inégalés. Cet usage des funérailles et de l’abattage des animaux a totalement disparu de nos villes et nos campagnes. Les funérailles ont déserté l’espace public, des règlementations de plus en plus strictes tentent de rendre l’abattage des animaux plus humain, si j’ose dire. Et, je laisse de côté une prédiction trop facile sur un bannissement prochain de la pêche et de la chasse. Abandonnons cette nostalgie aux relents réactionnaires pour reconnaître des dispositions pour faire disparaître la mort. Tout semble se passer comme si éliminer la mort de l’espace public et adoucir la mort des animaux (au point de faire entrave à la vie religieuse pour la cacherout et le halal) pouvait l’empêcher d’exister. Ça ne l’empêche pas d’exister dans l’espace privé et, je suis tenté de le penser, dans cette restriction, compliquer l’accomplissement du deuil. La fréquence des décompensations a la suite d’une perte pourrait le confirmer.

En présence du spectacle télévisuel de la guerre en Ukraine la mort réinvestit l’espace public et fait intrusion dans nos espaces privés. Outre le décalage avec les pratiques sociales contemporaines à l’égard de la mort, nous sommes en présence d’une violence meurtrière inouïe. L’invisible de ce désir refoulé devient trop aveuglant. Par procuration et malgré nous, nous redevenons, nous restons des meurtriers. Comme le dit le maire d’Odessa, ville encore un peu épargnée par la guerre : « les envahisseurs renforcent la haine ». Son intention, surtout pour le premier magistrat d’une ville russophone, n’est peut-être pas de postuler une haine préexistante, il confirme, pourtant, la réactivation du désir de détruire, installé au cœur du psychisme humain. Un désir avec lequel nous devons vivre en dépit de son explosion si douloureuse dans la période actuelle.  

Vivre avec la mort en surmontant chaque fois que nécessaire le désir de mort.  Voici le vœu que je forme pour clore cette réflexion. Un souhait non pieux, je l’espère, n’en déplaise à l’auditoire qui m’a fait l’honneur de m’écouter ce soir. 

 

Aix-en-Provence 

(24 Mai 2022)

 

Benjamin Jacobi est psychanalyste à Marseille, Professeur émérite de psychopathologie clinique à l'université d'Aix-Marseille, membre du comité de rédaction de la revue Cliniques méditerranéennes depuis sa création.

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Bibliographie :

 

*Andreas-Salome, L., Correspondance avec Freud (1912-1936), suivie d’une année (1912-1913) Paris, Gallimard,1970

*Freud, S., « 1915, Deuil et mélancolie » in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968

*Freud, S., « 1915, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » in Essais de psychanalyse, Paris, Payet, 1962

*Horvilleur, D., Vivre avec nos morts, Paris, Grasset, 2021

*Rassial, J.-J., Manifeste déiste d’un psychanalyste juif, Toulouse, Eresr, 2018

 

[1] Article paru dans Cliniques méditerranéennes (2022/2, n° 106).

[2] Sans compter que la destructivité, le meurtre au nom de croyances religieuses reste toujours d’actualité.

[3] Le terme résulte de la traduction à ma disposition, celle de Vladimir Jankélévitch. Ce philosophe est pourtant allé bien au-delà d’un sentiment de déception en manifestant une haine sans réserve à l’égard de l’Allemagne, après la Seconde Guerre mondiale. En plus d’un refus de tout pardon, il a choisi de ne plus jamais écouter des musiciens allemands alors que la musique fut, avec la sagesse, visée suprême de la philosophie, la grande affaire de sa vie. Je ne peux pas m’empêcher de rapprocher cette posture de celles de tous ceux qui prônent, dans la période récente, force interdits de lecture pour Dostoïevski ou Tchekhov. Preuve, s’il en est, que les intelligences les plus perspicaces, les sensibilités les plus acérées peuvent être débordées par la violence des affects. On peut donc disserter longuement sur « le je ne sais quoi et le presque rien » et rejeter brutalement Beethoven et Brahms.

[4] Le refus de dire, d’informer pourrait être entendu comme une forme de refus de la maladie.  Cette négation est une manière de faire face au bouleversement de l’annonce. Au passage, je suis tenté de penser qu’il n’y a pas de bonne manière d’effectuer une annonce. La forme donnée à l’annonce ne change rien à l’assaut de son contenu. 

[5] Delphine Horvilleur, dans son ouvrage (Vivre avec nos morts) rapporte deux autres stratégies pour nier la mort, nier sa propre mort. En tentant de tromper l’ange de la mort, Asmael dans la tradition juive. On change le nom du mourant. Et l’ange de la mort est renvoyé lorsqu’il se présente au domicile du mourant : untel n’habite pas ici. Elle rapporte également   les dispositions minutieuses, précises prises par certains pour organiser leurs funérailles. Manière de rester vivant au moment de sa disparition. Ou encore d’accepter pleinement sa propre mort et de la nier avec soin.

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