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Le samovar d’Odessa

par Anne Gorouben

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« Une jeunesse au secret » d’Anne Gorouben p.250

        D’abord j’ai beaucoup rêvé.

       J’ai lu une quantité de contes et légendes, de tous pays. Une formidable collection des Contes et légendes du monde entier prenait une place importante sur mes étagères. À l’époque de l’enfance de ma mère cette collection existait déjà mais les illustrations, en noir et blanc, étaient bien plus belles. Ma mère m’avait donné ses exemplaires, mes parents m’offraient les autres pour Noël ou mes anniversaires.

       En même temps ils me le reprochaient : tu n’es pas dans le réel. Je rêvais trop à leurs yeux, je vivais dans mes contes et légendes.

 

       Il y avait dans la salle à manger un objet encombrant qui me faisait rêver aussi : le samovar de mes arrière-grands-parents paternels rapporté d’Odessa en 1904, mon grand-père avait alors deux ans.

Sans doute avaient-ils pris le temps de liquider leurs quelques biens avant de fuir, après le pogrom de Kichinev en 1903, juste avant le grand pogrom d’Odessa de 1905.

       Ce samovar avait pour moi une telle importance, vitale, que pendant un temps, je ne sais plus quel âge j’avais alors, j’imaginais que je rentrais, seule, dans l’appartement et qu’à la place du samovar il n’y avait rien, le vide, disparu. C’était pour moi l’objet le plus précieux de la maison, pourtant il était en cuivre doré et ne devait, déjà, pas valoir grand-chose.

     Mais si cela arrivait qu’il soit dérobé et disparaisse de la niche au fond de laquelle il était posé, je le verrais immédiatement en arrivant et ce serait le signe que quelque chose d’effroyable se serait produit. Une catastrophe absolue. Cette pensée me prenait très souvent. Le samovar représentait pour moi les racines lointaines de la famille, sa disparition me couperait de quelque chose que je ne savais pas nommer et le vertige me ferait chuter.

    ​

       L’origine lointaine de tous mes grands-parents, leur accent prononcé, leurs récits ou absence de récit, ont créé en moi une sorte de sentiment de précarité, une vulnérabilité, particulière. Comment avoir une prise sur un réel qui pourrait si vite se dérober ?

      Ce que je n’ai pas dessiné je ne l’ai pas vu, on attribue cette phrase à Goethe et je l’ai faite mienne. Dessiner a sans douté été ma tentative de m’ancrer dans ce réel qui visiblement se refusait. La possibilité de saisir et d’enraciner en frottant, dans la feuille ou la toile, la mine de plomb, le pastel, l’huile et toutes les techniques picturales que j’ai

abordées, me donnait une preuve de mon existence, si peu affirmée.

     Odessa, dont le nom a toujours été intimement associé au samovar familial, est mon lointain intérieur, c’est pour l’atteindre, il me semble, que je suis devenue peintre.

Anne Gorouben, août 2024

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