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Ma « rue juive d’Odessa »

Par Monique Raikovic

       Mon grand-père, qui racontait volontiers sa guerre russo-japonaise, sa vie en Sibérie et en Mandchourie, parlait rarement d’Odessa et ne manquait pas de préciser à chaque fois, « la ville de ta grand-mère » ! Pourtant Il y était arrivé à l’âge de 4 ans… J’avais l’impression qu’il en voulait à cette ville où, pourtant, il ne semblait pas avoir été malheureux.

Quand s’est imposé à mon esprit le désir d’esquisser le portrait de cet aïeul, celui-ci n’était plus là pour m’en apprendre davantage. 

       « Comme on est à 7 ans, on est à 70 ans » dit un proverbe.  Pour trouver le ton juste, il me fallait donc découvrir par moi-même l’enfant qu’il avait été dans la « rue juive » de « son » Odessa.  

       J’ai beaucoup questionné, écouté, lu… J’ai rendu visite par deux fois à cette ville, permettant ainsi à mon imagination de l’arpenter à l’aise sur un guide Baedeker de 1897 devenu l’un de mes livres de chevet ! 

       La ville s’est mise à vivre en moi avec sa « rue juive » et l’enfant Kopl ! 

     Je dis ce que je dis ; je sais ce que je sais … « Tss ! Tss ! » feront ceux qui ne croient pas aux pouvoirs de l’imagination. Ils auront tort.

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       Au mois de juin 1891, au café Fanconi, à l’angle de la Langeronovskaïa et de l’Ekaterininskaïa, grands négociants et banquiers se retrouvaient chaque jour pour discuter affaires, contrats.  La guerre de Crimée, qui avait mis à mal la prospérité du port, n’était plus qu’un mauvais souvenir – « Maudits Français, maudits Anglais ! Quels besoins avaient-ils de s’allier au Turc et de venir nous assiéger ! », se demandait-on encore, mais seulement pour signifier à son interlocuteur qu’en affaires, la pire des fautes, le plus grand péché, c’est de se décourager.

 

       Ce café, le plus connu d’Odessa, ouvert en 1872 par un Italien, était le rendez-vous de tous ceux qui contribuaient au développement de la ville en faisant croître leurs propres fortunes et des jolies femmes que l’argent attire. Autour des tables du café Fanconi ne rôdait que le dieu Mercure auquel importait peu que ses adorateurs fussent Arméniens, Italiens ou Juifs. Et quand venaient bourdonner entre les murs du café Fanconi quelques agents discrets de la police tsariste, c’était surtout dans l’espoir de saisir une information dont la rétention moyennant une somme non négligeable éviterait au malheur de s’engouffrer dans la luxueuse résidence d’un marchand tout en leur permettant à eux, pauvres fonctionnaires, d’arrondir confortablement leurs modestes salaires. Ainsi allait la vie au café Fanconi, en 1891.

 

       Ainsi continuerait la vie au café Fanconi en 1892, en 1893, en 1894 et jusqu’à la fin des temps – Que le mauvais œil soit écarté !

       On n’y souhaitait pas la chute du tsar, pas même quand on était juif et père de jeunes gens désireux d’aller à l’Université. Parce qu’aucun numerus clausus ne résiste à l’argent. On n’y craignait pas, non plus, la conscription pour la même raison.

 

     Les fils chéris de ces richissimes juifs avaient donc tout loisir de lire, d’étudier, de réfléchir, de brasser idées et sentiments, de vouloir refaire le monde.  Ils donnaient volontiers rendez-vous à une belle au café Fanconi où on leur témoignait toute la considération que leur valait d’être les fils de leurs pères. Ils y invitaient également journalistes et artistes connus, dans l’espoir rarement déçu, d’apprendre d’eux les derniers potins de l’Opéra qui leur permettraient de briller dans les salons de leurs mères.

 

       C’est ailleurs qu’ils se rendaient pour rêver d’introduire la démocratie en Russie : dans les cercles où se retrouvaient les maskilim, ces écrivains, poètes et philosophes adeptes de la Haskolè, ou bien dans la garçonnière secrète de l’un d’entre eux, pour parler encore et encore de l’expulsion des Juifs de Moscou.

 

       Au café Fanconi, leurs richissimes pères se souhaitaient gèzount oun parnosè les uns aux autres, convaincus que vivre et prospérer à Odessa était pour eux la meilleure manière de remercier Dieu de les avoir envoyés ici-bas. Ils ne parlaient pas de l’expulsion des Juifs de Moscou à la fin du mois de mars dernier, un événement qui, d’ailleurs, concernait seulement les petits commerçants et artisans juifs non leurs puissants correspondants établis dans cette ville. Mais ils se sont montrés généreux quand la Communauté a eu besoin d’argent pour venir en aide aux malheureux. Quand, par hasard, en 1892, on évoquerait cet événement devant eux, ils marmonneraient : « n’en parlons plus ».

 

      Commerçants, artisans et autres petits Juifs de la ville qui ne fréquentaient pas le café Fanconi, mais tiraient leur parnosè des exigences et des besoins de la population de la ville et des environs, allaient et venaient en répétant qu’il ne faut pas se plaindre, qu’« il y a des milliers de gens dont la vie est pire que celle de gens dont la vie est pire que la nôtre ».  Ils s’appliquaient à vivre dans le respect des traditions au sein de leurs communautés respectives.

 

      Tous  célébraient dans la joie le shabès, faisaient des enfants ; des filles pour lesquelles ils rêvaient de beaux mariages, ce qui les obligeaient  à leur constituer une dote solide ; des garçons pour lesquels ils rêvaient d’études, plutôt à l’université qu’à la yèshivè, mais à la yèshivè s’il n’y avait pas de place à l’université pour eux, pauvres jeunes gens juifs, ce qui signifiait, dans un cas comme dans l’autre, qu’il leur fallait accumuler des sommes rondelettes pour financer ces études et trouver ensuite un remplaçant pour le jour de la conscription. Alors, les petits Juifs d’Odessa travaillaient, travaillaient, travaillaient, ne se plaignant que des fonctionnaires du tsar qui ne cessaient de les agacer pour leur tirer de l’argent et des cousins de province qui, toujours, « les croient plus riches qu’ils ne le sont et leur envoient leurs fils avec l’espoir qu’ils leurs trouveront une bonne parnosè.

 

     Mais à la shoul, aux mikvès, partout où ils se retrouvaient entre hommes, ils parlaient de l’expulsion des juifs de Moscou. « 1891, une année terrible, se disaient-ils, se gardant d’ajouter que 1892 leur serait probablement aussi peu favorable. Il y en avait toujours un pour exprimer ce que tous pensaient et n’osaient dire : « On est entre les mains de Pharaon. » 

 

     Quand l’un d’entre eux recevait une lettre d’un proche, émigré aux États-Unis ou en Argentine, il la gardait sur lui pour la lire et la relire avec tous ceux qu’il rencontrait sur son chemin. Il finissait par en savoir par cœur le contenu mais n’en continuait pas moins de la relire. Quand dans la poche de son pantalon, il en sentait le papier sous ses doigts, il pensait à l’expulsion des juifs de Moscou, aux pogroms ; il soupirait, incapable de mettre de l’ordre dans ses idées, d’imaginer une vie ailleurs.

  

      Au marché Privoz également, on parlait de l’expulsion des juifs de Moscou, mais à voix basse et seulement entre gens de la rue juive, en prenant garde de ne pas éveiller l’attention des paysannes ukrainiennes dont les oreilles et les yeux ne quittaient leurs paniers de légumes et de fruits que pour essayer d’attraper des propos ou des gestes de fonctionnaires katsapes ou de youpins et en tirer des ragots. On en parlerait encore en 1892, mais en ajoutant : « Il faut laisser les soucis à Celui qui est au-dessus de nous ».

 

      D’ailleurs, on criait beaucoup et parlait peu dans les allées du Privoz. Et, comme sur tous les marchés du monde, on hurlait quand un gamin s’enfuyait avec un fruit ou quel qu’autre misérable larcin. Mais, quand les policiers le rattrapaient, on se prenait à regretter que ceux-ci ne se montrassent pas aussi zélés pour arrêter les bandes de voleurs qui, sur le port et dans le quartier de Pèrèssyp, pillaient les entrepôts de marchandises, rançonnaient les transporteurs, les marchands de grain et autres grands négociants. 

 

      Chacune de ces bandes de truands suivait les consignes d’un chef qu’elle appelait « rov » ! Un caïd qui ne se souciait que de la bonne marche de ses affaires et qui était prêt, pour assurer sa tranquillité, à engraisser les fonctionnaires du tsar, tout particulièrement les policiers et les douaniers. 

 

     Ni les habitués du café Fanconi, ni les commerçants ni les artisans de la communauté, ni les maskilim ni les marchands du Privoz, ni les truands prospères ne parlaient de ces parasites qu’étaient les shnorèr et les louftmentshn.

 

     Les shnorèr exerçaient leur talent là où il leur paraissait de bon aloi de rappeler aux autres Juifs leur devoir de générosité. Ils avaient leurs habitudes aux abords des shouln, de l’hôpital de la Communauté et même près de l’entrée de la maison de l’éternité. On en rencontrait aussi dans les bistros du port, sur les marchés, le Privoz excepté d’où on les chassait à coups de fruits et de poissons pourris. Mais, à ces lieux qu’ils fréquentaient par nécessité, ils préféraient les petites rues de la Moldavanka et de Pèrèssyp. Ils se sentaient chez eux dans ces faubourgs où ils repéraient aisément les maisons juives à leurs cours bordées d’ateliers, à leur odeur si particulière de saumure et de linge mouillé, aux mèzouzès fixées à la partie supérieure du montant droit de la porte d’entrée des ateliers et des appartements.

  

       Les shnorèr d’Odessa venaient de tous les coins du raïon et même d’au-delà. Non parce que les habitants de cette ville étaient plus généreux qu’ailleurs ni les policiers plus accommodants, ni les enfants moins cruels envers les aveugles et les culs de jatte, mais parce que, à la belle saison, celle des acacias en fleurs, déguster ne serait-ce qu’un quignon de pain en écoutant jouer un orgue de barbarie, suffisait à redonner courage au plus lamentable des miséreux. 

 

       N’ayant nulle part où aller, ils étaient encore là, aussi nombreux, à la mauvaise saison. Mais avec le froid, la neige, revenait le temps des mitsvès pour les Juifs pieux. À eux qui, ne possédaient rien, de le rappeler à leurs frères. C’était la mission dont le Tout Puissant, Béni soit Son Nom, les chargeait. Ils étaient ce qu’ils étaient pour empêcher les juifs distingués de la ville d’oublier leur histoire et leur mamè-loshn, ce yiddish auquel ceux-ci préféraient le russe.

 

       Eux, les shnorer, ne parlaient pas d’Odessa, mais d’Odès. Faire vivre Odès à l’intérieur d’Odessa était, ils n’en doutaient pas, la mitsvè que le Ciel attendait d’eux.

 

Certains d’entre eux, arrivés en annonçant qu’ils ne feraient qu’une brève halte dans la ville, le temps de reprendre quelques forces avant de poursuivre leur voyage jusqu’à Jérusalem où ils voulaient mourir, s’y trouvaient si bien qu’ils n’allaient pas plus loin. 

 

       En bref, les shnorèr se plaisaient dans cette « rue juive » qui les tolérait mais ne les aimait pas. Quant aux louftmentshn, personne, pas même eux, ne savait pourquoi ils étaient sur terre. Incapables de produire quoi que ce soit, ils vendaient de l’air.  Ils ne pouvaient rien faire d’autre, mais ils s’avéraient très habiles en ce domaine et riches d’idées plus saugrenues les unes que les autres. Ils fréquentaient les alentours de l’Opéra, les abords des hôtels, des cafés et des restaurants où s’arrêtaient les riches négociants de passage, auxquels ils avaient toujours quelques bons tuyaux à proposer. Cette activité, qui leur procurait plus d’ennuis que de profits, leur valait le mépris des voleurs comme des honnêtes gens et les moqueries des shnorèr.

 

      Des échos de cette effervescence parvenaient dans les shtètlèkh des environs où ils semaient le trouble dans les esprits. Ils y étaient perçus, par bien des jeunes gens, comme une invite à échapper à un mode de vie immuable ; par les autres, tout particulièrement les Juifs pieux, comme une menace pour la pérennité de leur communauté. 

Monique Raikovic (novembre 2023)

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    Dans les dernières années de sa vie, Véra a peu écrit. Ce sont les premières œuvres de la poétesse qui sont particulièrement populaires. Ainsi, par exemple, peu de gens savent que le poème "la fille de Nagasaki", rendu populaire par Vladimir VYSOTSKY, appartient aux premières créations de Véra. 

 

       En parlant du travail de Vera INBER, il faudra se souvenir de ses traductions :

 

‘Il est capitaine et sa patrie est Marseille

Il aime les disputes, les bruits, les combats,

Il fume une pipe, boit la bière la plus forte

Et il aime une fille de Nagasaki.’

 

       Peu de temps avant sa mort, elle écrit dans son journal : « Dieu m'a sévèrement punie. La jeunesse flottait, la maturité disparaissait, elle passait sereinement, voyageait, m'aimait, m'aimait, les rencontres étaient cerise-lilas, chaudes comme le soleil de Crimée. La vieillesse est devenue impitoyable, terriblement grinçante ... ».

 

    Elle est décédée en novembre1972 à Moscou. On ne se souvient que de bonnes choses sur les défunts et Vera Mikhailovna restera à jamais dans la mémoire des lecteurs comme l'une des maîtres de la plume, dont elle a dit : «Pendant que nous travaillons, ni une balle ni la mort ne nous prendront ».

 

      Quant à Jeanne, elle fera ses débuts de romancière en 1934 avec un roman autobiographique "Paris - la ville amusante" et en écrira d’autres comme :

"Je verrai Moscou",

"Garçon et le ciel",

"Nous voici chez nous",

 

      Elle écrit également le scénario du court métrage "Youth" (nouvelle "Aunt with Violets", 1963) qu’elle traduira du français vers le russe et du russe vers le français.

 

         En 1939, elle est diplômée de l'institut littéraire A.M Gorky à Moscou.

 

      Zhanna se mariera trois fois. Une première fois avec Gregory GAUZNER (écrivain et journaliste). Il décèdera d’une méningite en 1934. Une deuxième fois avec Yuri OSNOS (1911-1978/ dramaturge, traducteur et critique littéraire), il sera le père de son unique fils Mischenko OSNOS né en janvier 1942 et décédé à Chistopol en décembre 1942. Et le dernier mari de Zhanna sera le réalisateur Mikhaïl Grigorievich SHAPIRO (1908-1971).

 

     Zhanna décédera elle aussi d'une hépatite du foie le 9 septembre 1962, à l'âge de 49 ans à Léningrad. Elle repose au cimetière Bogoslovskoïe (concession poperechnaya lane plot 64).

 

Guillaume Imber (mai 2023)

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