Jeu d’échecs : « Les rois, les reines et les empires » (1/4)
par Ada Shlaen
Joueurs d'échecs à Odessa
1. Histoire européenne commune…
Le succès quasi mondial de la série Le jeu de la dame, diffusée à l’automne 2020 par Netflix, adaptée du roman de Walter Tevis et qui a profité des conseils très avisés du champion du monde Garry Kasparov, a suscité un intérêt accru pour les échecs, vus par certains comme un jeu un peu vieillot. Parallèlement, de nombreux spectateurs se sont intéressés à son histoire et surtout aux implications politiques pendant la période de la guerre froide, quand les joueurs soviétiques régnaient presque sans partage sur les échiquiers, ce que nous avons d’ailleurs constaté dans plusieurs épisodes du film.
Ceux qui ont eu la curiosité de consulter la liste des champions du monde, depuis le tout premier championnat, gagné en 1886 par l’Autrichien Wilhelm Steinitz1, purent effectivement remarquer une très nette prédominance des Russes, ou plutôt (suivant des époques) des citoyens de l’Empire russe, de l’Union soviétique et pour finir de la Fédération de Russie.
Pourtant si on juge par les résultats des fouilles archéologiques, l’histoire des échecs semble commune à l’Europe et la Russie. Dans des villes comme Kiev ou Novgorod ils sont apparus au début du Moyen Âge. Mais à Samarcande, l’antique ville d’Ouzbékistan qui représentait un carrefour des cultures les plus anciennes et variées d’Europe et d’Asie, des figurines encore plus anciennes du VIIIᵉ siècle furent découvertes ! Ce jeu fut introduit par des marchands qui utilisaient l’antique route de la soie, en passant par les empires de Chine, d’Inde et de Perse où les échecs étaient connus bien avant l’Europe. On peut parler plutôt d’un « ancêtre » des échecs modernes, car il existait à l’époque plusieurs variantes, par exemple l’une, prévue pour quatre personnes au lieu de deux. D’autre part plusieurs figures, comme celle de la reine, en étaient absentes.
L’histoire des échecs modernes commence en pleine Renaissance grâce aux théoriciens espagnols et italiens qui en modernisèrent les règles, héritées des Arabes qui organisaient des tournois dès le XIᵉ siècle. Les déplacements de certaines pièces changèrent ; par exemple la reine pouvait désormais traverser l’échiquier dans toutes les directions et non seulement d’une case à une autre. Grâce à ces modifications les parties gagnèrent en dynamisme. À la même époque, en Europe, apparut la littérature échiquéenne, ce qui contribua à l’élévation du niveau général des joueurs. À partir du XVIIIᵉ siècle, les usages prirent leur forme actuelle aussi bien en Europe occidentale qu’en Russie. Certains joueurs comme François-André Philidor devinrent célèbres, en jouant à l’aveugle ou avec plusieurs adversaires simultanés, et leurs ouvrages théoriques représentaient le fond de bibliothèque des joueurs qui souhaitaient progresser. En Russie, cette période correspond au règne du tsar Pierre le Grand (1682-1725) qui, même pendant les campagnes militaires, gardait son échiquier à la portée de la main.
La noblesse derrière les échiquiers…
D’après des voyageurs, à Moscou ou Saint-Pétersbourg, même des gens assez modestes jouaient aux échecs, mais ce passe-temps était surtout pratiqué dans des demeures de nobles. C’était un excellent moyen pour passer les longues soirées de l’hiver froid et enneigé. Et quelle aubaine pour ceux qui devaient subir des interdictions de séjour dans la capitale à cause de leurs idées frondeuses au grand déplaisir du souverain régnant ! Cette pratique était toujours largement utilisée dans le pays, indépendamment du régime politique du moment. Lorsque le tsar Alexandre Iᵉʳ avait décidé en 1824 d’assigner à résidence Alexandre Pouchkine dans la propriété familiale de Mikhaïlovskoïe, évidemment, le poète, habitué à la vie trépidante de Saint-Pétersbourg, s’ennuyait beaucoup. Heureusement, sa Muse ne l’abandonna pas et durant les deux années passées dans la lointaine province russe, il écrivit beaucoup. Il était aussi très content de pouvoir jouer aux échecs avec ses voisins qui l’accueillaient toujours chaleureusement. Ce n’est pas un hasard si, dans son roman en vers Eugène Oneguine, qu’il écrivait à l’époque, les deux personnages importants, Lenski et Olga, jouent aux échecs à un moment crucial de l’intrigue. Remarquons que, selon Pouchkine, cette activité convenait tout aussi bien aux hommes qu’aux femmes. En 1832, dans une lettre à sa femme Nathalie, il avait écrit :
« Je te remercie, ma chérie, d’apprendre à joueur aux échecs. Ceci est absolument nécessaire dans chaque famille respectable. »
Le texte complet d'Ada Shlaen est consultable ici sur M@batim