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"Le goût d'Odessa"

par Sandrine Treiner

Il existe, à travers le monde, une communauté de personnes qui ne se connaissent pas mais qu'unit une même fascination rêveuse pour une ville où, pour la plupart, elles ne se sont jamais rendues et qui porte le nom d’Odessa. Est-ce une ville du reste, ou un nom qui convoque les imaginaires ? À bien des égards, Odessa est un signe avant toute autre chose, un mythe qui déploie, dans un album photographique en noir et blanc, les images brouillées d'un monde disparu. C'est comme si les horloges s'étaient brutalement arrêtées et qu'Odessa ne se concevait qu'abstraite ou au passé. La ville serait inscrite dans un temps à jamais révolu, au fuseau horaire des révolutions chaleureuses d'avant le désastre, des quartiers d'artisans juifs où le yiddish était la langue commune, des ports bruissants où s'échangeaient des marchandises venues de tous les pays où se cultive l'olivier. Odessa, l'Alexandrie des bords de la mer Noire, mais plus proche encore parce que russe, et davantage que russe, européenne.

Qui sait d'ailleurs la nationalité d’Odessa ? Ukrainienne, allons donc ! Elle ne s'inscrit pas dans ces géographies terriennes. Odessa est un espace romanesque, et ce n'est pas une légende. Romanesque, elle l'est, assurément, ville jeune, ville libre, port franc, refuge des écrivains, des peintres et des compositeurs mais des sans-grades et des minorités tout autant ; une cité comme un idéal de vie chaleureux et cosmopolite, une tour de Babel mais harmonieuse et romantique, où opposants de tous les régimes et de tous les pays fondèrent une terre d'accueil et propagèrent par-delà la mystérieuse mer Noire le mythe d'une cité mosaïque : italienne, grecque, allemande, turque, musulmane, orthodoxe, juive, ocre, verte, bleue, où les bandits du bassin méditerranéen voisinaient en bonne intelligence avec les honnêtes  gens et les révolutionnaires avec les anciens monarques.

Nul ne se rend aujourd'hui à Odessa. Sur les marches de l'escalier Potemkine où toutes les langues du monde se sont parlées, on n'entend plus guère que le russe et l'ukrainien. Comme si les lecteurs d'Isaac Babel redoutaient que la réalité, la pauvresse, ne puisse en aucun cas rivaliser avec le fantasme, si puissant, et que le bruit de la ville ne ternisse l'émotion que procure la sonorité musicale de son nom. O-DE-SSA.

 

Il est toutes les raisons du monde de penser qu’Odessa n'existe plus ou alors comme une histoire trop aimable, de celles auxquelles le XXesiècle nous aurait appris à ne plus croire. On aurait tort, néanmoins, de la remiser dans l'étagère des vieux livres de contes. Si les textes des amants de la ville, de Pouchkine à Mark Twain, de Balzac à Ivan Bounine, laissent à penser que quiconque n'a pas connu Odessa autrefois ne sait pas ce qu'est la douceur de vivre, la cité d'aujourd'hui a encore de quoi convoquer le désir. Infiniment séduisante, Odessa est une insoumise. On cherchera en vain l'empreinte de l'univers soviétique. Staline, lui-même, ne s'est pas risqué à l'affronter. Méditerranéenne, européenne, elle a été et reste encore. Juste un peu délabrée, ce qui ne lui ôte rien de son charme. Une ville où les trafics modernes ne viennent pas à bout de la saison théâtrale et musicale, où les musées et la grande bibliothèque trônent au centre. Et les Odessites ? S'ils se font discrets, si le monde contemporain tente de les réduire, ils résistent et veillent. Aux terrasses des cafés, le long des promenades, ils ne se font pas prier pour raconter encore et encore leur fierté d'être de cette histoire, et leur résolution à la prolonger. Un grand hôtel affreux a été construit en face de la perspective d'Eisenstein, comme un outrage à l'architecture raffinée de la ville, et l'Odessite sourit : « Un jour, on l'abattra».

                                 

L'été, Odessa est nonchalante comme les milliers de chats qui vont et viennent dans l'indifférence du temps et des hommes, préoccupés seulement de s'alanguir sur les pelouses des parcs après s'être régalés de poisson sous les étals du plus grand marché d'Ukraine. Lorsque le jour décline, que le tintamarre des vieux tramways heurtant les pavés disjoints s'estompe, Odessa s'étire et se tourne vers la grande noire. Hommes, femmes et enfants se mettent en marche. Ils progressent le long des larges avenues bordées d'acacias jusqu'au bord de la falaise, puis descendent par les sentiers jusqu'à l'eau. Peu importe la propreté douteuse des plages, peu importe les haut-parleurs d'un autre âge qui crachent des variétés pitoyables, les Odessites gagnent la mer. Et ils se baignent dans la mer Noire, au bord des terres noires. Ils connaissent la douceur de vivre.

 

Quand la nuit vient, car elle vient toujours la nuit, ils regagnent la haute ville. Dans la cour de son petit immeuble, rue Bounine ou est-ce rue des Italiens, un homme veille encore et raconte une histoire. Il dit que la nuit, lorsque tout le monde dort, les chiens d'Odessa, orphelins de tous les émigrés qui ont quitté la ville au XXesiècle, pour échapper aux pogromes, à la famine, à la guerre, à l'occupation, à l'oppression, hurlent leur chagrin et invitent au retour. À Odessa, il se raconte des tas d'histoires...

 

Isaac Babel écrivait en 1920 que le peuple s'était déjà lassé de ce vieux roman qui condamnait la région au froid, au malheur, à la sauvagerie. Il écrivait que si un jour un messie littéraire voyait le jour, avec une histoire neuve et heureuse, il viendrait de là, d'Odessa...

Il existe, à travers le monde, une communauté de personnes qui ne se connaissent pas mais qu'unit une même fascination rêveuse pour une ville où, pour l'essentiel, elles ne se sont jamais rendues. Empruntant au même Isaac Babel, je voudrais inviter, temps de la lecture et du voyage confondus, cette communauté à s’élargir encore et à gagner ces « steppes ensoleillées, baignées par la mer ».

 

Sandrine Treiner, Le goût d’Odessa

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