Histoire de ma famille
par Elena Karakina*
Entrée du Musée de la littérature (Odessa) - photographie de Georgy Isaev
Papa et maman ont grandi sous le régime stalinien, ils parlaient peu de leurs aïeux. C’est la raison pour laquelle je ne connais que des fragments de l’histoire familiale. Aucun document ne vient étayer ce récit construit surtout à partir des paroles des père, oncle et cousine. Cette dernière vivait dans l’appartement de sa grand-mère dans le quartier de la Moldavanka.
Ainsi, mon arrière-grand-père Izraïl est arrivé à Odessa en provenance de Kiev. En 1898 ou en 1902. Je pense qu’il venait non pas de Kiev mais plutôt d’un shtetl à proximité de Kiev. En effet, Izraïl, était pauvre et ne faisait pas partie des privilégiés qui avaient le droit de séjourner à Kiev comme les marchands des première et deuxième guildes ou encore les universitaires. Il habitait dans la petite rue Chalachny, près du marché Privoz à forte population juive. Mon grand-père Iosif Kats est né en 1905, le 25 mai, peu de temps avant la révolution et le pogrome sanglant qui a suivi.
Mon autre arrière-grand-père, père de grand-mère, Leïba Lyampert ou Lempert, était assez riche. Il avait une petite entreprise de fabrication de saucisson casher. Veuf, il s’est remarié. Grand-mère Brana – en famille on l’appelait aussi Betya – est le fruit de ce remariage. Le fait que Brana aille en cure en Allemagne (jusqu’à la révolution de 1917) pour soigner sa poliomyélite rend compte de cette aisance. Brana est née en 1908, le 25 mai, comme grand-père.
Brana Lyampert et Iosif Kats se sont mariés en 1922. Mon père est né en 1925 et on le prénomma Izraïl, Izia en hommage au défunt père de Iosif. A la fin de la guerre (1945), mon père a changé son prénom pour s’appeler Alexandre. Dans l’armée, particulièrement après la guerre (papa a été démobilisé en 1948), l’antisémitisme restait tangible et il était conscient de la nécessité de s’astreindre à un certain « mimétisme » social. Avant-guerre, amis et relations le connaissaient comme Izia, après-guerre comme Sacha, Alexandre.
C’est à peu près tout ce que l’on sait des arrière grands-parents. Je ne connais pas le nom de la femme d’Izraïl Kats, ni même la date des décès ou les lieux d’inhumation. Probablement dans l’ancien cimetière juif détruit dans les années 1970 (1972). Je n’ai posé aucune question à Brana de son vivant. Et maintenant c’est trop tard, plus personne pour répondre. Cela dit, je n’aurais pas forcément reçu à l’époque une réponse satisfaisante. Les gens qui avaient vécu sous l’ère stalinienne, avaient traversé la guerre et la campagne antisémite des années 1949-1953, étaient paralysés par la peur.
Je ne peux échafauder que des conjectures concernant les raisons du mariage précoce de mes grands-parents. Grand-père, Iosif Kats, était hassid comme le laisse entendre son nom de famille. La famille de grand-mère était litvak. Les hassidim et les « litvaki » ou les « lytviki » comme on les appelait dans la Moldavanka, en règle générale, n’entretenaient pas de relations cordiales. En revanche, on peut supposer qu’à l’issue des évènements de 1917, de trois années de guerre civile, et d’une famine épouvantable durant l’hiver 1920-1921, à son paroxysme en 1922, les temps ne se prêtaient pas aux discordes religieuses. A vrai dire, la faim, la pauvreté, la nostalgie des années révolues où bonne nourriture et confort étaient assurés, hantaient les vies de Brana et Iosif.
Grand-père était plutôt « philosophe ». Il a lu des livres en yiddish sa vie durant. Le foyer abritait des livres dont quelques exemplaires en yiddish. Grand-père était ouvrier. Durant sa jeunesse, alors qu’il était occupé à façonner un objet sur un tour, une pièce s’est détachée et lui a arraché l’œil. A la suite de cet accident, il a probablement travaillé comme apprenti (pour farcir des boyaux de saucisson) chez mon arrière-grand-père. Quant à Leïba Lyampert, il devait « caser » sa fille handicapée. Mes grands-parents estropiés formèrent un couple idéal. Bien qu’elle se mouvait avec difficulté, Brana avait un fort caractère, un tempérament de feu et était pleine de vitalité. Le fait qu’elle ait élevé trois fils en témoigne. Une petite-fille est née après mon père, elle s’appelait Molotchka mais elle est morte en bas-âge. En revanche, les garçons - papa (1925-2002), Micha (1934-1999), Lionya (1937-) ont survécu. Ma grand-mère plaça mon père (aux frais de l’Etat) dans une école spéciale de la marine militaire. A dix-huit ans révolus, il est parti à la guerre d’abord en tant qu’adjudant sur un destroyer puis en tant que radiotélégraphiste. Après la guerre, il est entré à l’Institut polytechnique pour faire des études supérieures. Il a travaillé de nombreuses années comme chef d’atelier. En gros, sa carrière ne fut pas mirifique mais plutôt « acceptable » pour un Juif.
Après ses études au lycée technique, Micha a travaillé sa vie durant dans la « chaussure » à Odessa. Il fut chef de rayon puis figure importante du syndicat. On l’aimait beaucoup, c’était un homme gai, pas compliqué, bienveillant avec un sens de l’humour prononcé. Après l’indépendance de l’Ukraine, la corporation odessite de la chaussure a cessé son activité. Micha a perdu toute raison de vivre. Il mourut précocement, à l’âge de 65 ans.
Lionya, le cadet, a marché sur les traces de Iosif. Il a travaillé de ses mains toute sa vie. Quelque temps comme cordonnier, à l’instar de Iosif, puis surtout comme tapissier d’ameublement. En fait, grand-père était lui-même tapissier. Joseph avait du mal à concilier tournure d’esprit du philosophe et travail physique. Il était doux, lent, n’aimait pas discuter, et se rangeait à l’avis du plus grand nombre. Malgré une absence d’éducation, il avait de « bonnes manières ». La maison reposait sur les épaules de Brana. Elle prenait des décisions et « faisait tourner » le foyer.
Au moment où l’armée nazie et ses sbires roumains occupèrent Odessa, elle prit la décision de partir (évacuation d’Odessa). La fabrique dans laquelle travaillait une de ses amies a été évacuée. Grâce à cette femme, Brana obtint un document qui l’autorisait elle et sa famille à quitter la ville. Le frère de Brana, Abraham, lui proposa de rester à Odessa et de vivre chez lui. Quel genre de maison était-ce ? Je n’en sais rien mais je suppose qu’elle ressemblait à ces petits immeubles d’un étage typiques de la Moldavanka. Iosif et Brana habitaient aussi dans la Moldavanka mais dans un appartement. La question du logement à l’époque soviétique c’était toute une histoire ! Bref, avant la guerre, Abraham ne proposa jamais sa maison à Brana mais à l’approche du danger… elle refusa. Elle prit ses enfants sous son aile et s’enfuit. Jusqu’à Novorossiysk en bateau, sous les bombes, puis jusqu’en Asie centrale. Là-bas, grand-père travaillait comme gardien, tandis que grand-mère acceptait n’importe quelle tâche pour subvenir aux besoins de ses enfants, elle a même été diseuse de bonne aventure. Ses prédictions se sont parfois réalisées. Un jour, elle a annoncé à une habitante de la région que son fils reviendrait du front pour une permission. Il est effectivement rentré chez lui. Pour fêter l’événement, sa mère a égorgé un bouvillon. C’était la première fois depuis l’évacuation, a raconté Micha – [l’un des trois fils de Brana] –, que nous mangions de la viande plusieurs jours d’affilée. Ce souvenir est resté fixé dans nos mémoires.
En 1948, la famille revint à Odessa. Pourquoi en 1948 et non en 1944, quand Odessa fut libérée ? Parce que pour rentrer dans son foyer d’avant-guerre, il fallait aussi une permission spéciale. Quand mon père a été démobilisé, profitant d’un droit octroyé à ceux qui avaient combattu et servi dans l’armée, il a fait revenir son père, sa mère et ses deux frères à Odessa.
A leur retour, ils ont naturellement cherché à retrouver leurs proches. C’est alors qu’ils ont appris que les nazis avaient pendu Abram Lambert et sa femme Katia sous le porche de leur maison dès les premières semaines de l’occupation d’Odessa.
Joseph et Brana ont passé la plus grande partie de leur vie à Odessa et ils sont enterrés au cimetière juif où se trouvent aussi la belle-mère de ma mère, Micha et mon père. Pourquoi n’ont-ils pas émigré après les pogromes ? Cette question a plusieurs réponses.
Pourquoi mon frère, un homme qui m’est très proche et très cher, vit-il maintenant à Leipzig (Allemagne) et moi suis-je restée à Odessa ? Jadis, pendant la guerre, ma grand-mère avait été évacuée, tandis que mon grand-oncle était resté. Pour quelle raison ? Une intuition qui l’avait obligée à sauver ses enfants ? De l’avidité, qui avait perdu Abram et Katia, couple sans enfants ? A Odessa et dans les environs il est resté au moins cent mille Juifs qui n’ont pas pu ou pas voulu partir. Rester ou partir était une décision individuelle qui dépendait de multiples raisons. A cette question, il n’existe aucune réponse unique valable pour tous.
Elena Karakina (2013 - traduction Isabelle Némirovski)
* Historienne, Musée de la Littérature (Odessa)