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Ombres et lumières des résistances polonaises non-juives en Pologne de 1939 à 1945 et leurs incidences dans les mémoires intergénérationnelles d’hier à aujourd’hui.

par Ivana Sion

 

 

Savourant à l’infini le parfum de liberté qui caractérisait les retrouvailles tant espérées entre amis ou simples connaissances  après des semaines de silence imposé à l’humanité, l’été 2020 m’offrit à Avignon la surprise d’une rencontre inopinée avec Ewa, une jeune traductrice d’origine polonaise travaillant en France et venue assister pendant ses vacances à une dégustation locale des meilleurs crus de Provence. 

 

Ewa me racontait brièvement son parcours personnel depuis son arrivée en France. La conversation suivait tranquillement son cours jusqu’à cet instant où les paroles de mon interlocutrice initièrent silencieusement en moi une réflexion fortuite sur la réalité des résistances polonaises en Pologne et en dehors des frontières polonaises entre 1939 et 1945 : "Vous savez, la Pologne a longtemps entretenu des relations violentes avec les Russes, les Allemands et aussi avec les Ukrainiens si on se souvient du massacre de Volhynie, cette région au nord-ouest de l’Ukraine où l’Armée insurrectionnelle ukrainienne avait massacré, entre 1942 et 1944, 100 000 civils qui étaient issus de la minorité polonaise. Par ailleurs, je vois que vous parlez beaucoup des Juifs et même si je ne suis pas juive, peut-être que ça va vous étonner, mais je m’intéresse énormément aux Juifs de la Pologne, je sais ce qui s’est passé de terrible dans mon pays …. Et en même temps, je trouve que c’est injuste de ne jamais dire qu’il y a aussi eu des résistants dans mon pays, comme si toute la Pologne avait accepté ce qui s’est passé alors que c’est faux !"

 

Le retentissement de cette dernière phrase me déstabilisa profondément, car du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours entendu dire pis que pendre de la Pologne dans mon enfance. Mon arrière-grand-mère maternelle, partie dès 1940 sur les routes de l’exode avec ses deux enfants, assénait encore à la fin de sa vie : « Il ne faut pas espérer voir un jour les Polaks regarder leur passé en face : leur antisémitisme est culturel et s’ils avaient voulu s’en défaire, cela se saurait depuis belle lurette ! Ce n’est du reste pas un hasard si autant de camps de concentration et d’extermination étaient situés sur le sol polonais ! »

 

Est-ce parce que j’appartiens à une génération qui ne connut rien de la période funeste 1939-1945 qui ensanglanta le monde libre et ouvrit dans le peuple français des travées de boue gangrénée par la souillure putride de l’odeur du sang noir séché de ceux perdus à jamais, que je me tiens instinctivement  à distance  de la caisse de résonance des échos avilissants des cirrocumulus de haine ou de ressentiment jamais assouvis dans les mémoires des générations concernées ? Cette interrogation prégnante demeure à ce jour toujours sans réponse rationnelle dans mon esprit. J’ai néanmoins acquis la conviction qu’il fallait s’efforcer en toutes circonstances de s’en tenir aux faits, rien qu’aux faits démontrés par l’historiographie ou la science et avoir la capacité de se départir de toute préconception pour reconnaître avec objectivité le courage d’aller au-delà de soi-même qu’il fallut à certains hommes et femmes entrés dans la lumière de la grande histoire des nations ou hélas restés injustement captifs des oubliettes de la mémoire collective, tous et toutes dotés d’un humanisme, d’une capacité de résistance au mal et bien souvent aussi d’une ingéniosité, d’une créativité et/ou d’un talent hors normes.

Au fond, quand j’y repense, je souris de l’appréciation manichéenne portée sur la Pologne dans le cercle de la branche maternelle de mon enfance. J’en souris, un brin désabusée. J’en souris, mais je n’en ris pas. Je ne la mésestime pas non plus, car je n’ignore pas que le cheminement des mémoires intergénérationnelles ne se pare que très exceptionnellement des atours d’un ciel auréolé d’étoiles scintillantes d’espoir. Pour autant, devrions-nous demeurer éternellement conditionnés par ce que d’autres générations avant nous ont pensé, affirmé, écrit, vécu, encouragé, initié, adoubé, commis ou perpétré ? Etre conditionnés, non. Avoir une vive conscience de ce qui fut, de ce qui prévalut, de ce qui perdura à tort ou à raison dans le temps bien avant nous, oui. Une conscience qui élève l’esprit sans pour autant le condamner à être voué aux gémonies du bûcher de la culpabilité mémorielle liée aux actes des générations précédentes, car aucune mémoire intergénérationnelle ne doit devenir toxique au point de nous contraindre à devenir des esclaves perpétuellement à la merci des coups de knout de celle-ci, à en souffrir et parfois malheureusement à en mourir de désespoir. De fait, il appartient à chacun de nous de savoir assumer sa propre altérité mémorielle face à l’histoire des générations nées avant soi, celle qui fait de vous, pour partie, le porteur de la mémoire de vos ancêtres et, pour autre partie, un être singulier et dissocié de ce qu’il furent. D’où l’impérative volonté personnelle d’aller au-delà de soi, de se transcender pour parvenir à faire face à une mémoire intergénérationnelle parfois lourde à réceptionner, tout en ayant la capacité d’exister en tant que tel afin de révéler la lumière qui sommeille en soi, celle qui permet de tracer un chemin de vie enfin délesté de toute prison psychologique et affective. Ainsi, c’est parce que je considère qu’il faut savoir assimiler tous les enseignements d’une mémoire pour faire émerger en chacun de nous le meilleur de soi, qu’en me souvenant des discours réprobateurs entendus dans mon enfance sur la Pologne, j’ai fait le choix de parcourir de la manière que je souhaite la plus impartiale possible certains espaces mémoriels de cette nation, en l’occurrence celui des  résistances polonaises pendant la Seconde Guerre mondiale et en particulier ici  celui  des résistances polonaises non-juives en Pologne.

De Olonets à Varsovie en passant par Lodz et Cracovie, le voyage mémoriel que j’ai entrepris ces dernières semaines me fit croiser le chemin de la première des résistances, celle d’où tout part généralement, qu’elle fut portée entre les mains d’une minorité d’hommes et de femmes de l’ombre ou qu’elle le fut en pleine lumière par quelques élus de la nation : la résistance politique. 

La vie de Jan Karski est à ce titre emblématique de tout ce que la Pologne offre de plus symbolique dans la réunion et l’union des idéaux catholiques et des exigences inhérentes à toute résistance politique. Bien qu’issu d’un milieu modeste, Jan Karski avait intégré le Ministère des Affaires étrangères où il était promis à une carrière diplomatique prometteuse. Puis l’Allemagne envahit la Pologne le 1er septembre 1939. Dans ce contexte exceptionnel, Jan Karski devint "l’homme qui tenta d’arrêter l’Holocauste". 

 

Jan Karski, de son véritable nom Jan Kozielewski, était né à Lodz en 1914, huitième et dernier enfant d’une famille de la classe moyenne polonaise au catholicisme ardent et tolérant, attachée au patriotisme de Józef Klemens Pilsudski, leader du Parti socialiste polonais qui avait combattu pour l’indépendance de la Pologne après avoir été condamné aux travaux forcés en Sibérie pour complot contre le régime tsariste. Là où vivait Jan Karski avec sa mère veuve, rue Kilinski à Lodz jusqu’en 1934, de nombreux locataires étaient Juifs. Premier détail non dépourvu d’importance : dès l’enfance, Jan Karski noua des amitiés profondes avec les enfants juifs du quartier, ce qui l’a conduit à écrire en 2000 : « Mentalement, je ne suis jamais parti. Sans le Łódź d’alors, il n’y aurait sans doute pas eu le Karski d’aujourd’hui. » (Gazetawyborcza, 16 mai 2000). 

                                              

Devenu courrier de l’Armia Krajowa (l’Armée de l’Intérieur) et officier de liaison pour la résistance polonaise, Jan Karski s’infiltra dans le Ghetto de Varsovie (1942) ainsi que dans le camp de transit d’Izbica Lubelska afin d’informer le gouvernement polonais alors en exil à Londres et son premier ministre Wladyslaw Sikorski sur la réalité de l’extermination des Juifs de la Pologne sous domination nazie. 

 

En juillet 1943, il intervint auprès de Franklin Roosevelt à qui il remit un rapport qui apportait les preuves de la situation tragique de la Pologne occupée et de l’extermination des Juifs de Pologne. Le Président Roosevelt n’intervint qu’à la fin de la guerre en créant le War Refugee Board, une agence exécutive américaine qui sauva 200 000 Juifs d’Europe. Par ailleurs, l’intervention de Jan Karski auprès de Roosevelt avait été précédée, dès la fin de l’année 1942, de celle des Juifs américains qui avaient, eux aussi, alerté sur le génocide des Juifs d’Europe. En vain. Pourtant, dans une supplique remise au président Roosevelt le 08 décembre 1942, assortie de plusieurs témoignages, les responsables des organisations juives américaines (1) alors reçus à la Maison-Blanche n’avaient pas ménagé leurs efforts pour le convaincre de mettre un terme à l’Holocauste : "Nous vous demandons à nouveau d’élever la voix en faveur des juifs d’Europe. Nous vous demandons une fois de plus de mettre en garde les nazis qu’ils devront rendre des comptes pour leurs crimes. … Nous vous demandons instamment qu’une commission américaine soit immédiatement constituée pour recevoir et examiner tous les témoignages de la barbarie nazie contre les populations civiles, ainsi que pour soumettre ces témoignages au jugement de l’opinion publique et à la conscience du monde." Le président américain ne donna pas davantage suite à la demande exprimée de bombarder les chambres à gaz du camp d’Auschwitz malgré les photographies aériennes dont il disposait.

 

En octobre 1981, invité à la Conférence internationale des libérateurs des camps de concentration organisée par Elie Wiesel et le Conseil américain du Mémorial de l’Holocauste, conférence qui avait pour thème « La découverte de l’existence du plan de "solution finale" », Jan Karski sortit de l’oubli. Il déclara notamment : « Quand la guerre s’est achevée, j’ai appris que ni les gouvernements, ni les leaders, ni les savants, ni les écrivains n’avaient su ce qu’il était arrivé aux Juifs. Ils étaient surpris. Le meurtre de six millions d’êtres innocents était un secret. "Un terrifiant secret", comme l’a appelé Laqueur. Ce jour-là, je suis devenu un Juif. Comme la famille de ma femme, présente ici dans cette salle. […] Je suis un Juif chrétien. Un catholique pratiquant. Et bien que je ne sois pas un hérétique, je professe que l’humanité a commis un second péché originel : sur ordre ou par négligence, par ignorance auto-imposée ou par insensibilité, par égoïsme ou par hypocrisie, ou encore par froid calcul. Ce péché hantera l’humanité jusqu’à la fin du monde. Ce péché me hante. Et je veux qu’il en soit ainsi. » Tout Jan Karski était là : un homme de conviction, un humaniste réaliste, courageux et humble. 

 

Dans "Mon témoignage devant le monde - Histoire d’un Etat clandestin" publié en 1944 aux États-Unis, Jan Karski écrivait : "Je ne prétends pas avoir fait dans ce livre une étude approfondie de la résistance polonaise, de son organisation et de son activité. … Ce livre ne tend à raconter qu’une histoire personnelle, mon histoire. J’ai essayé de me rappeler tout ce qui m’était arrivé et de rapporter les faits et gestes de ceux avec qui j’étais en contact à l’époque. … … Je suis le premier membre actif de la résistance polonaise à avoir la chance de pouvoir publier ce que je sais de son histoire. J’espère que cela encouragera les autres à relater leurs propres expériences et qu’à travers ces récits, les peuples libres du monde entier pourront se faire une idée juste de la façon dont le peuple polonais a réagi pendant les années de conquête nazie." (2)

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Autre parcours exceptionnel, celui de Karol Jozef Wojtyla. Les chemins de croix et de résistance personnelle de Karol Jozef  Wojtyla  face au nazisme sur la période 1939-1945 en Pologne sont d’autant plus passionnants qu’ils constituent à eux  seuls une triangulaire où se rejoignent en vérité trois résistances en une : une résistance politique, une résistance religieuse et une résistance d’ordre culturel. 

 

Karol Wojtyla naquit le 18 mai 1920 à Wadowice, soit à une époque où les vainqueurs venaient de faire renaître la Pologne. Rien ne permettait d’imaginer que ce jeune homme qui avait perdu sa mère enfant et avait évolué dans un milieu très catholique, élevé par un père ancien officier de carrière, à une époque où Wadowice était une petite ville plutôt riche constituée de fonctionnaires, de juristes, d’avocats et où il y avait très peu d’antisémites, compterait parmi les résistants polonais au nazisme de la première heure. Pourtant, alors qu’il n’a que dix-neuf ans, étudiant en philologie, face à une Allemagne nazie qui venait d’envahir la Pologne et dont l’un des objectifs était d’éradiquer la culture polonaise, le jeune Karol Wojtyla choisit de travailler comme ouvrier dans une carrière de pierres puis de devenir manœuvre dans une usine pour ne pas devoir se soumettre au travail forcé en Allemagne : c’est là son premier acte de résistance. Il ne renonça également jamais, en pleine occupation allemande, à la culture en générale, à la littérature en particulier et plus précisément au théâtre qu’il affectionnait énormément. Il intégra ainsi une troupe de théâtre clairement antinazie dénommée "Studio 39" qui servit de base arrière aux activités clandestines de ses membres et où des représentations théâtrales clandestines furent données : c’est là la deuxième dimension de sa résistance à l’idéologie nazie, le théâtre étant pour Karol Wojtyla à la fois un outil de résistance et un canal puissant de défense de la perpétuation de la patrie polonaise contre l’occupant nazi. Il avait d’ailleurs écrit des compositions poétiques et théâtrales, autre pied de nez aux nazis dont l’une des obsessions était de brûler les livres et tout ce qui pouvait être de nature à éveiller les consciences. Parmi les pièces de théâtre qu’il avait rédigées, je retiens ces trois pièces "David, Job et Jérémie" dans lesquelles il comparait le sort de la Pologne à celui du peuple d’Israël … En juillet 1941, il fonda le "théâtre rhapsodique" qui avait pour ambition de mettre en valeur le texte, baptisé ensuite "Unia", véritable mouvement de résistance clandestine composé d’une branche militaire dans laquelle le jeune Karol ne s’engagea pas, plus à l’aise dans la résistance spirituelle et culturelle. Enfin,  troisième acte de résistance : en 1942, il entra au séminaire de Cracovie dont l’activité était clandestine, le séminaire étant alors sous la direction de l’archevêque de Cracovie Monseigneur Sapieha qui avait ainsi défié l’interdiction allemande de former de nouveaux prêtres. En août 1944, Karol Wojtyla échappa de justesse à une rafle dans son immeuble : il vint se réfugier au palais épiscopal où Monseigneur Sapieha cachait plusieurs séminaristes. 

 

Tout aussi édifiant fut l’engagement de Witold Pilecki, lieutenant de cavalerie descendant d’une famille aristocratique polonaise, né à Olonets, ville de la République de Carélie en Russie, le 13 mai 1901. Si je n’avais pas su que Witold Pilecki avait été le chef de la résistance polonaise, j’aurais aisément imaginé en lui un personnage issu de la tragédie grecque ou le personnage-clef d’une réécriture moderne du Procès de Franz Kafka.

 

Le 19 septembre 1940, Witold Pilecki se fit volontairement arrêter lors d’une rafle de la Gestapo afin de s’introduire dans le camp d’Auschwitz, mettre en place un réseau interne d’assistance et de résistance qui aurait permis à terme de libérer les prisonniers, puis témoigner auprès des Alliés des réalités et des horreurs vues et entendues. Une des premières scènes témoignant de la barbarie nazie à laquelle il assista fut celle de SS éclatant de rire après avoir fait courir un prisonnier, l’avoir exécuté ainsi que plusieurs hommes qu’ils avaient déclaré complices de cette imaginaire "tentative d’évasion" et avoir ensuite lâché les chiens sur les corps. 

Malgré le contexte qui aurait dû rendre impossible toute communication avec l’extérieur, plusieurs des notes rédigées de la main de Witold Pilecki parvinrent néanmoins à être transmises aux Britanniques dès mars 1941. Enfin traduit en 2014 en langue française, j’ai lu ces dernières semaines l’intégralité du "Rapport Pilecki"  paru aux éditions de Champ Vallon (3). 

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Que nous dit le Rapport Pilecki ?

 

Tout d’abord affecté dans le secteur chargé d’achever la construction des fours crématoires, puis rejoignant plusieurs ateliers (menuiserie, tannerie, tri des colis), Witold Pilecki dresse dans un style clair, concis et précis un récit qui décrit la réalité de ce qu’était l’univers concentrationnaire. Il se positionne tout d’abord en observateur de l’intérieur du camp : il livre détail de la difficulté de rester vivant et debout dans un univers concentrationnaire, raconte les mauvais traitements et en particulier la violence des kapos, rend compte de la misère générale qui se traduit essentiellement par la faim et la maladie. Il n’hésite pas non plus à révéler l’indicible épouvante que suscite la vue des têtes, des mains, des cadavres mutilés qui sont charriés dans les fours crématoires. Mais Witold Pilecki ne s’arrête pas là. Progressivement, le lecteur découvre le processus de constitution de tout un réseau de résistance dans le camp jusqu’à mailler une véritable toile de "kommandos". Initialement, Witold Pilecki intégrait des membres qui eux-mêmes agrandissaient un réseau en recrutant de nouveaux membres. C’est ainsi que peu à peu, des chaînes d’entraide, d’échanges d’informations et de résistance se tissèrent durablement et qu’à terme, tout le personnel polonais fit partie intégrante du "réseau Pilecki". Dans ce système ingénieux pensé comme un puzzle où chaque pièce  arrimait solidement la suivante, l’hôpital pour détenus devint ainsi le siège de la résistance organisée dans le camp. D’autres formes de résistance inouïe ont vu le jour malgré la faim, la maladie, l’épuisement physique et psychologique : inoculation du typhus à des SS en les infectant avec des poux, création d’une radio émettrice, acheminement de médicaments.

Dans cet univers où Thanatos régnait en maître, Elpis a semblé s’être placée longtemps dans les pas de l’infaillible combattivité de Witold Pilecki, tant et si bien qu’à la lecture de son témoignage imposant, à aucun moment le lecteur n’a l’impression que son auteur se soit déshumanisé à force d’avoir évolué dans un monde clos au milieu d’âmes condamnées à ne plus jamais respirer la lumière de nouveaux lendemains. Tout au contraire, tel un militaire en mission qu’il était certes initialement, mais il était tout d’abord un être humain avant d’être un militaire, Witold Pilecki resta droit et digne, fidèle à son engagement pris dès 1940 devant ses supérieurs d’entrer dans le camp d’Auschwitz pour y récolter des informations. Aussi, au-delà du témoignage apporté au monde afin de mettre le plus tôt possible un terme à l’enfer concentrationnaire autant qu’aux visées exterminatrices de la machine nazie, le Rapport Pilecki a l’immense mérite de rétablir une part de vérité historique délibérément ou pas dissimulée, parfois plus simplement méconnue, celle concernant les Polonais non-Juifs : 75 000 furent assassinés dans le camp de concentration d’Auschwitz. 

Witold Pilecki s’évada du camp après neuf cent quarante-sept jours d’emprisonnement et il n’eut d’autre priorité que de tenter d’obtenir de la résistance polonaise une attaque armée du camp d’Auschwitz qui ne vit, hélas, jamais le jour … En 1944, il participa à l’insurrection de Varsovie. Paradoxalement, l’issue fatale du parcours héroïque de Witold Pilecki ne vint pas de l’Allemagne nazie qu’il avait pourtant ardemment combattue, mais d’un second totalitarisme, celui des Soviétiques qui l’accusèrent d’être un "agent impérialiste", un "traître", un "ennemi du peuple". Après un procès aux allures de parodie de justice, il fut exécuté d’une balle dans la nuque par les communistes le 25 mai 1948 à Varsovie.

 

Je continue de penser que Witold Pilecki fut à Auschwitz ce que Jan Karski fut au Ghetto de Varsovie : leurs engagements respectifs pour s’introduire dans la gueule de la bête immonde, leurs prises de risque démesurées pour s’immerger dans la fournaise de l’innommable sans jamais ignorer qu’ils mettaient en permanence leurs vies en danger, racontent le meilleur de la conscience humaine. Eux aussi furent "un moment de la conscience humaine" (4) et ils le demeureront, selon moi, pour l’éternité. 

Du plus humble au plus célèbre, des milliers de Polonais sont ainsi venus écrire le manuscrit des résistances polonaises non-juives dans le cours de l’histoire traumatisée du peuple polonais. Il n’aurait toutefois été ici d’aucun intérêt de dresser une liste exhaustive de quelques dizaines de dossiers, au risque de réduire le présent article à un simple répertoire de résistants polonais dont l’héroïsme continuera de resplendir au fronton de nos monuments et nos commémorations ne cesseront de nous rappeler que nous leurs devons aujourd’hui d’être et de demeurer des hommes et des femmes libres. Mais rendre légitimement son honneur et sa dignité à la mémoire des résistances polonaises non-juives exprimées en Pologne de 1939 à 1945 ne saurait pour autant servir de prétexte ou d’exutoire à une Pologne qui voudrait se dédouaner de toute responsabilité dans le génocide des Juifs et des Tsiganes, arc-boutée sur son refus de s’extirper des miroirs estropiés de la Shoah et en partie encore traversée en 2020 par le chant sépulcral de la vulgate antisémite.

Où sont donc les cimetières de la mémoire polonaise ? Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Auschwitz-Birkenau, Majdanek étaient tous des camps d’extermination domiciliés en Pologne. Tous sans exception.

 

Faudrait-il aujourd’hui le nier ? Absolument pas et jamais. Concernant la question de l’affirmation de la responsabilité de la Pologne dans la Shoah, il faut reconnaître que la loi sur le génocide des Juifs  adoptée en 2018 par la Diète de la République de Pologne, en menaçant initialement de poursuites criminelles quiconque accuserait la Pologne de complicité dans les crimes nazis ou quiconque évoquerait "les camps de la mort polonais", a causé sur la scène internationale énormément de tort au peuple polonais dans son ensemble même si le gouvernement polonais a finalement retiré la menace de poursuites judiciaires de son texte d’origine. Pourquoi ? Ce que je qualifie non pas d’"ingérence politique" dans l’histoire de l’Holocauste qui aurait pu tout au contraire ouvrir la voie à un éclairage complémentaire et/ou salutaire des recherches historiographiques menées sur le sujet et potentiellement améliorer les relations entre la Pologne et Israël, mais de "réécriture politique" de l’histoire de la Pologne visant à soustraire la Pologne de toute responsabilité dans le génocide des Juifs, fut aussi aberrante d’un point de vue historique que contre-productive du point de vue diplomatique. En effet, si personne ne conteste que nombre de camps d’extermination existant en Pologne aient été gérés par l’Allemagne nazie, la gestion des camps d’extermination polonais par l’Allemagne nazie suffirait-elle pour autant à innocenter les populations polonaises qui n’ont pas massivement interrogé, dénoncé, condamné la réalité et l’odeur de chair humaine que déversaient sans cesse les cheminées des chambres à gaz sur les campagnes environnantes, quelles qu’aient été les populations exterminées, juives ou pas ? Pourquoi le peuple polonais ne s’est-il pas massivement révolté contre l’arrivée de convois qu’il ne pouvait ne pas voir et qui ont transporté pendant des années en tout 1,3 million d’êtres humains, femmes, enfants, hommes que tout le monde voyait toujours arriver mais que personne ne voyait jamais repartir ? Est-ce un hasard si 90% de la population juive de Pologne a été anéantie  au cours de la Seconde Guerre mondiale ? Non, car un peuple dont la majeure partie aurait refusé la perpétuation sur son sol d’un système concentrationnaire et d’extermination aurait parallèlement imaginé et mis en place, armé de sa force d’âme et de son ingéniosité comme en aurait été parfaitement capable le peuple polonais s’il avait voulu majoritairement qu’il en fût ainsi, les moyens de rendre définitivement inopérationnels ses corridors funèbres, aurait sabordé ses stocks de Zyklon B et mis un terme aux agissements criminels de ses kapos. Ni plus ni moins. Quant à l’argument qui consiste à affirmer que les populations environnantes auraient été trop éloignées de l’emplacement même des camps pour voir, entendre ou sentir quelque odeur que ce soit comme je l’ai parfois lu ou entendu, cet argument est en réalité un prétexte visant à se donner bonne conscience, à déculpabiliser ceux qui n’ont pas voulu voir, entendre, dénoncer les horreurs qui pouvaient pourtant aisément se deviner à quelques kilomètres, quelques centaines de mètres d’eux : il demeure donc parfaitement irrecevable. D’ailleurs, Witold Pilecki confirme dans son rapport le caractère irrecevable de ce genre d’argument dès l’instant où il précise que les prisonniers qui se rendaient à certains ateliers croisaient sur leur chemin "de jeunes couples marchant aux alentours et goûtant le charme du printemps" ! De même, si je me réfère au seul dossier du camp d’Auschwitz, à l’origine un camp de concentration dont la construction fut décidée par le chef de la SS Heinrich Himmler en avril 1940 à l’endroit d’une ancienne caserne de l’armée polonaise située à Oświęcim ("Auschwitz" en allemand), transformé par la suite en camp d’extermination par les Allemands, cette ville ne fut pas du tout choisie au hasard. En effet, en 1938, Oświęcim était un centre industriel dont le dynamisme économique remontait notamment à l’ouverture d’une usine de vodkas et de liqueurs implantée par Jakub Haberfeld dès 1804 dont l’activité ne prendra fin qu’en 1989. Oświęcim disposait par ailleurs d’un centre ferroviaire qui attestait forcément d’une activité humaine confirmée par la présence de 13 000 habitants, dont 7500 Juifs en 1938. Sa zone industrielle fortement développée et son domaine agricole constitué de nombreuses fermes conduiront Tal Bruttmann, historien français spécialiste de la Shoah, à qualifier Oświęcim,  dans son  ouvrage Auschwitz (5), de "ville idéale du IIIème Reich" aux yeux de l’Allemagne nazie. A partir de là, que faut-il déduire de l’histoire de la ville d’Oświęcim qui vit sortir de terre le camp de concentration devenu camp d’extermination d’Auschwitz ?

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La Résistance polonaise intérieure contre l’occupant allemand nazi a indéniablement existé et Jan Karski ou Witold Pilecki en ont témoigné mieux que quiconque, mais dans les multiples formes qu’a revêtues la Résistance intérieure polonaise, nul ne peut affirmer à ce jour que la Pologne aurait apporté la preuve incontestable de sa volonté massive de mettre un terme au fonctionnement des chambres à gaz sur son sol, eussent-elles été gérées par l’Allemagne.

 

Soixante-quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Pologne n’a pas davantage apporté la preuve formelle de son éventuelle volonté d’ouvrir le débat sur la réalité des massacres commis sur les populations juives en dehors du système concentrationnaire proprement dit. Qui, par exemple, remémore en Pologne le souvenir du pogrom de Jedwabne qui a ciblé huit cents à neuf cents Juifs, peut-être bien plus, le nombre de 1600 morts ayant été contesté par certains historiens ? Qui en parle en Pologne aujourd’hui, en dehors des familles juives dont les leurs furent assassinés au cours de ce pogrom commis le 10 juillet 1941 où les habitants du village de Jedwabne décapitèrent un jeune Juif âgé de seize ans dénommé Joseph Lewin ainsi que le professeur d’hébreu Gitele Nadolnik, tuèrent à coups de massue et noyèrent d’autres Juifs, arrachèrent des bras de leurs mères des bébés qui furent ensuite piétinés à mort, obligèrent des Juifs à marcher derrière le rabbin en chantant "Nous, les Juifs, sommes responsables de la guerre" ? Sans oublier ces enfants juifs que les pogromistes, après avoir constaté qu’ils avaient échappé à la rafle, transpercèrent à coups de fourche et jetèrent ensuite dans un brasier. En 1945, Shmuel Wasserstein, l’un des survivants de ce pogrom, témoigna et son témoignage fut conservé dans les archives de l’Institut historique juif de Varsovie. Au lendemain de la guerre, plusieurs citoyens furent traduits en justice : quelques peines de prison furent prononcées et le seul des accusés condamné à mort vit finalement sa peine commuée en peine de prison ! En 2000 paraît "Les voisins" (6), essai historique de Jan Tomasz Gross, professeur au département d’histoire de l’université de Princeton, dans lequel il affirme sa conviction que ce pogrom a été perpétré par les Polonais et sans le concours des escadrons du  IIIème Reich. Suite à une enquête menée sur le massacre de Jedwabne, l’Institut de la mémoire nationale – Commission de poursuites des crimes contre la nation polonaise ("Instytut Pamięci Narodowej - Komisja Ścigania Zbrodni przeciwko Narodowi Polskiemu" en polonais), institution polonaise créée en 1998, a globalement confirmé le point de vue de Jan Tomasz Gross sur les auteurs de ce pogrom. Si cet essai a soulevé tant de controverses et de réactions hostiles en Pologne, serait-ce au fond parce qu’il ouvre publiquement le dossier de l’antisémitisme en Pologne et en Union Soviétique ? Quoi qu’il en soit, que les troupes allemandes aient été complices ou pas de ce pogrom  ne change rien au fait que des centaines de Juifs ont été assassinés en juillet 1941 à Jedwabne, ville située au nord-est de la Pologne et que la population polonaise n’y avait été en rien étrangère, confirmant au passage que la Pologne est le dernier des pays du continent européen à avoir perpétré des pogromes. Or, il faudra bien qu’un jour la Pologne accepte enfin de ne pas toujours reporter toute la responsabilité "sur les autres" des assassinats de populations ciblées commis sur la terre de Pologne, qu’ils fussent Allemands ou pas, personne n’ignorant non plus que nombre de massacres en Pologne l’avaient été avec le concours de bras armés de la police pour l’essentiel composés de Lettons et/ou d’Ukrainiens.

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Chacun l’aura compris, il ne saurait être question de dédouaner la Pologne ou d’amoindrir sa responsabilité dans la Shoah et dans les pogromes. En aucun cas et jamais, ni aujourd’hui ni demain et le devoir de mémoire envers les victimes des camps de concentration et d’extermination, de toutes les victimes, qu’elles fussent polonaises non-juives, juives polonaises, rom, tsiganes, devra prévaloir en toutes circonstances. Faut-il pour autant ne regarder qu’une face de la médaille ? Non, car il n’est pas davantage contestable que l’Allemagne nazie qui considérait les Polonais comme "une race inférieure" a procédé à une élimination, à mon sens proche d’une tentative de nettoyage ethnique, de la population civile polonaise dans son ensemble au cours des semaines et des mois qui ont suivi le commencement de l’offensive allemande du 1er septembre 1939. De fait, là comme ailleurs, la vérité historique demeure une exigence qui implique de tout dire. Pour rappel, la population totale de la Pologne était estimée à 35,1 millions d’habitants à la veille de la guerre. Sous l’occupation allemande en Pologne, un peu plus de six millions de personnes ont été massacrées dont trois millions de Juifs. Qui furent donc les trois millions de Polonais non-Juifs tués, déportés, exterminés par l’Allemagne nazie ? 

A l’origine, il faut se souvenir que l’Allemagne nazie voulait germaniser le peuple polonais et le réduire à un peuple servile constitué d’ouvriers et de paysans alors uniquement soumis aux ordres des 500 000 Allemands ethniques qui s’étaient d’ores et déjà installés en Pologne. Pour parvenir à ses fins, l’Allemagne nazie lança l’opération dite "Action AB-Aktion" dont l’objectif unique était de vider d’emblée la Pologne de tout noyau de résistance active issue de la noblesse polonaise, des élites et/ou de la classe dirigeante du pays. Ainsi, dès l’été 1940, 30 000 Polonais ont été arrêtés par les autorités nazies. Sept mille professeurs, dirigeants, prêtres furent massacrés, fusillés et la persécution active à l’encontre des intellectuels polonais a perduré jusqu’en 1945. 

En juillet 1941, l’assassinat commandité de vingt-cinq universitaires de Lwów  ainsi que de leurs familles respectives par les forces d’occupation allemandes nazies démontra la volonté de l’Allemagne nazie de réduire à néant l’intelligentsia polonaise, la ville de Lwów étant à cette époque assurément le symbole de cette intelligentsia avec ses cinq établissements d’enseignement supérieur, au nombre desquels son université et son école polytechnique. L’honnêteté conduit à préciser également qu’aucun des auteurs de ce massacre n’a jamais dû répondre d’un seul de ces crimes : le décideur du massacre, Karl Eberhard Schöngarth ainsi que les officiers de la Gestapo Walter Kutschmann, Felix Landau, Heinz Heim, Hans Krueger et Kurt Stawizki n’ont en effet jamais été jugés .... Seul Walter Kutschmann qui ordonna également l’assassinat de mille cinq cents intellectuels polonais dans la région de Lwów au cours de l’année 1942, fut recherché par Simon Wiesenthal et fit l’objet de deux demandes d’extradition. Il fut finalement arrêté par des agents d’Interpol à Vicente López (commune du Grand Buenos Aires) en 1985, mais une crise cardiaque lui permit opportunément d’échapper à son extradition vers l’Allemagne de l’Ouest ! En tout état de cause, pourquoi un tel silence et une telle impunité continuent de prévaloir au sujet de ce massacre d’universitaires polonais plus de soixante-dix-neuf ans plus tard ? Pourquoi l’Europe en particulier et le monde occidental en général s’évertuent-ils à nier que le peuple polonais a été, dès 1940, de la part de l’Allemagne nazie l’objet d’une purge dont le degré de perversité a rarement atteint un niveau de sadisme aussi acéré à l’encontre des peuples slaves que celui manifesté envers le peuple polonais ? Pourquoi tant de monde semble s’acharner à taire dans les manuels d’histoire de nos enfants que le premier convoi parti pour Auschwitz, le 14 juin 1940, transportait quelques Juifs, quelques prêtres et très majoritairement des Polonais non-Juifs sur la totalité des 728 prisonniers politiques ? Parmi ces prisonniers politiques, généralement des opposants socialistes ou communistes au départ, la magnifique et tragique histoire du très jeune PolonaisEdward Galinski né à Wieckowice le 05 octobre 1923, affecté à l’atelier de métallurgie du camp d’Auschwitz et qui deviendra éperdument amoureux de Mala Zimetbaum, une résistante juive polonaise. Edward Galinski et Mala Zimetbaum organisèrent leur évasion qu’ils rendirent effective le 24 juin 1944. Courant à en perdre haleine vers une frontière qui leur promettait un vent de liberté retrouvée et de nouveaux combats à mener après avoir fui un enfer sans nom au terme d’un acte de courage ou d’inconscience exceptionnel, notre Roméo et Juliette polonais d’Auschwitz vécurent un amour fou et cent vies en l’espace de douze jours de folle cavale. Finalement arrêtés alors qu’ils se dirigeaient vers la frontière slovaque, Edward n’opposa même pas de résistance et se rendit de lui-même afin de ne pas la laisser seule aux mains de leurs bourreaux. De retour à Auschwitz, ils furent interrogés et torturés, puis condamnés à mort par pendaison. 

L’histoire d’Edward Galinski et de Mala Zimetbaum est triplement symbolique : 1) Oui, même à Auschwitz, dans des circonstances dramatiques et hautement improbables, un jeune Polonais pouvait aussi faire acte de résistance en aimant une jeune juive polonaise ; 2) Oui, il était possible de s’évader d’un espace concentrationnaire ; 3) Oui, le refus de parler qu’ils ont tous les deux observé sous la torture démontrent que  des hommes et des femmes en apparence ordinaires peuvent recéler une âme de héros, que les héros peuvent se révéler à tout âge, que l’âme de résistant existe également à tout âge, quels que soient votre nationalité, votre couleur de peau, votre race, votre sexe, votre religion, votre origine sociale, votre métier, votre éventuel engagement politique … 

 

De fait, en constatant combien les persécutions et atrocités de l’Allemagne nazie commises à son encontre sont encore très largement sous-estimées ou ignorées,  comment ne pas entendre aussi que le peuple polonais se sente stigmatisé par le regard  et le jugement partiaux que porte le monde occidental sur l’histoire de la Pologne au cours de la Seconde Guerre mondiale ?

Peut-on juger tout un peuple sur ce que la doxa d’après-guerre a voulu imposer à des millions de citoyens alors en quête de boucs-émissaires "idéaux" ? De mon point de vue, ce ne sont pas les peuples dans leur globalité qu’il faut juger, mais chaque être humain rendu coupable de crime contre l’humanité en tant que tel, indépendamment de sa nationalité, de son appartenance ethnique, de sa religion ou pas, de sa couleur de peau, de son origine sociale, de son orientation sexuelle,  de ses opinions politiques, de son activité professionnelle. Les régimes politiques sont une chose, les peuples en sont une autre et après avoir étudié longuement les multiples formes de la Résistance intérieure polonaise au cours de la Seconde Guerre mondiale, je suis plus que jamais persuadée que chaque peuple contient en son sein des pépites d’or de résistance à l’oppression, de vaillance et de courage, de fraternité et d’humanisme, de soif inaliénable de Liberté qu’aucun dictateur ni aucun pouvoir autocrate ne parviendra jamais à  déminer ou anéantir.

Notre réflexion aurait-elle été victime d’un enfermement temporel et spatial qui a perduré dans le temps sur la question de l’antisémitisme présumé du peuple polonais ? Peut-être. En 2020, qui pourrait affirmer par exemple qu’il n’entendît jamais une seule fois dans sa vie parler de l’antisémitisme "culturel" de la Pologne ? Mais qui a pour autant l’honnêteté de souligner également que l’antisémitisme sévit actuellement dans presque toute l’Europe et que la France, en ce qui la concerne, n’est pas forcément la mieux placée pour venir donner des leçons de morale à un seul de ses voisins européens, elle qui a vu la parole antisémite exploser sur ses réseaux sociaux, les agressions et les crimes antisémites se multiplier sur son sol depuis plus de vingt ans ?

Cependant, ce n’est pas faire preuve d’aversion envers le peuple polonais que d’observer sereinement qu’un  constat perdure : la Pologne tarde dangereusement à regarder objectivement son passé en face dont seule la délivrance lui permettrait pourtant d’instaurer des relations apaisées avec ses "ennemis" d’hier. En témoignent la méfiance et l’inimitié persistantes de la Pologne envers son voisin russe. Ainsi, lorsque le président russe Vladimir Poutine affirme en décembre 2019, devant un parterre d’officiers du ministère russe de la Défense et sur la base d’archives récupérées en Europe en 1945, que les Polonais avaient conclu une alliance avec Hitler dans les années 1930 et agi ainsi délibérément de manière antisémite avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, s’inscrit-il dans une démarche de propagande ou met-il le doigt sur un fait historiquement exact ? Il est incontestable que le 26 janvier 1934, seulement un an après son arrivée au pouvoir, Hitler signa un pacte de non-agression avec la Pologne qu’elle ne contesta pas alors qu’il eut été aisé de déceler là de la part de l’Allemagne nazie quelque velléité de récupérer des territoires polonais perdus lors du Traité de Versailles en 1919 et placés sous contrôle de la Pologne, en particulier la Haute-Silésie, la Prusse occidentale et le corridor de Dantzig. Les autorités politiques polonaises auraient-elles été, en janvier 1934, à ce point naïves qu’elles n’eussent pu se douter des intentions  en réalité malveillantes de l’Allemagne nazie envers elle à plus ou moins long terme, ce que l’invasion de la Pologne par l’Allemagne démontra dès septembre 1939 ? Très honnêtement, c’est peu probable. De son côté, dans la crise qui opposa la Pologne à la Russie en décembre 2019, les Polonais ont rappelé l’existence du pacte germano-soviétique signé le 23 août 1939 à Moscou et qui permit à Hitler de se protéger d’une intervention soviétique en lui laissant le champ libre en vue d’une invasion militaire de la Pologne. Argument  historiquement certes parfaitement recevable de la part des autorités polonaises, mais qui  fut rendu inaudible dans la présente crise du fait de l’incapacité des autorités polonaises à assumer aussi certains pans du passé  historique de la Pologne, ne serait-ce qu’en ne reconnaissant pas ouvertement que l’Allemagne avait effectivement pactisé avec elle en janvier 1934. Résultat des courses ? Au terme d’une crise diplomatique où chacun versa dans une surenchère verbale aussi dégradante pour l’image du peuple russe que pour celle du peuple polonais, la décision du président polonais Andrzej Duda de ne pas participer au forum sur les soixante-quinze ans de la libération du camp d’Auschwitz organisé à Jérusalem fin janvier 2020, était-elle la plus pertinente ? Non, car aucun pouvoir politique n’inscrit jamais résolument dans l’avenir la nation qu’il dirige en se laissant lui-même prendre au piège d’intérêts diplomatiques qui n’ont contribué qu’à stigmatiser plusieurs générations qui n’étaient pas nées en 1945 et les encourageront à terme à se replier sur elles-mêmes. Tout au contraire, n’eut-il pas mieux valu faire preuve de pédagogie, ouvrir le dialogue avec le président russe, tout au moins se déplacer au forum portant sur la libération du camp d’Auschwitz, car au fond, dans cette affaire, quel message aura réellement retenu l’opinion publique internationale ? Que le président polonais n’aurait pas voulu affronter d’hypothétiques nouvelles provocations du président russe Vladimir Poutine lors du forum marquant la libération du camp d’Auschwitz, de surcroît en Israël, ou qu’il aurait peut-être en vérité rechigné à vouloir honorer la libération du camp d’Auschwitz ? Nul ne le saura, mais en tout état de cause, une fois de plus, c’est l’image du peuple polonais tout entier qui en est sortie écornée aux yeux du monde occidental et des représentants des nations alors présents au forum célébrant la libération du camp d’Auschwitz, la Hongrie comprise.

La Pologne parviendra-t-elle un jour à réconcilier ses empreintes mémorielles nouées de rets antinomiques, cadenassées à l’extrême et en apparence irréconciliables, à la fois chez elle et avec certains de ses voisins européens ? Inutile de tirer d’emblée des plans sur la comète : là comme ailleurs, je demeure persuadée que rien n’est jamais figé par avance dans le marbre de lendemains qui pourraient toujours nous réserver d’aussi imprévisibles que d’heureuses surprises. Néanmoins partagée entre la crainte et l’espoir de voir le peuple polonais de nouveau affronter un avenir fondé sur des sables mouvants, mon cœur balance en permanence entre passion et raison dès qu’il s’agit de parler en conscience du dossier polonais. Pourtant, de nouveau agitée par la remémoration des discours incendiaires entendus à son sujet au cours de ma jeunesse, moi dont le sang juif russe s’empresse d’accoster sur les berges de mon esprit désemparé dès que le fantôme polonais réactive les colères mortifères des esprits jadis engloutis dans les entrailles d’une terre meurtrie par d’infinis conflits avec son voisin russe depuis le début du XVIIème siècle, une lancinante et sempiternelle  question revient hanter le grand ressac du littoral de mon âme  : la Pologne de 2020 a-t-elle  enfin divorcé de ses démons antisémites ? Elle-même semble s’en défendre. Malheureusement, Auschwitz ne fut pas inventé et les derniers pogromes eurent bel et bien lieu en Pologne. Que les Polonais l’acceptent ou pas, les faits sont là, incontestables et sans appel : 960 000 Juifs y périrent, sans omettre de mentionner également les 21 000 Tsiganes, les 75 000 Polonais et les 15 000 prisonniers de guerre soviétiques qui n’en revinrent jamais. Dans le même temps et là n’est du reste pas le moindre des paradoxes du peuple polonais, la Pologne est, nous le verrons plus en détail lors de la parution de mon prochain article sur le site des Amis d’Odessa, la nation qui compte le plus grand nombre de Justes parmi les Nations, soit 7112 actuellement. Ombre(s) et Lumière(s) ou Ombre(s) ou Lumière(s) ? Ma conviction acquise à l’occasion de la rédaction de mon présent article, c’est qu’en Pologne, Ombre et Lumière se côtoient incessamment, s’alternent régulièrement, se relaient sans jamais se croiser. Sans jamais accoucher l’une de l’autre : en Pologne, ce n’est pas, par exemple, parce que les camps exterminaient en masse des Juifs que les Justes parmi les Nations naissaient en nombre. Non, s’il y eut en Pologne plus de Justes parmi les Nations que partout ailleurs en Europe, c’est parce que le peuple polonais nourrit en son sein le pire et le meilleur en des proportions à mon sens plus substantielles qu’ailleurs.

Antisémite, la Pologne l’a-t-elle toujours été pour autant ? Après avoir entrepris des recherches à ce sujet, l’honnêteté me conduit à reconnaître, contrevenant ainsi aux clichés fréquemment véhiculés sur le peuple polonais, qu’affirmer que la Pologne a été de tous temps une terre d’antisémitisme comme tout à chacun peut le lire ici ou  là, est faux. Ainsi, au XIIème siècle, la Pologne était un royaume féodal et agraire où vivait la plus grande communauté juive d’Europe à laquelle le pouvoir royal octroya des libertés. 

La Pologne de 2020 est-elle toujours secouée par le cyclone antisémite et si oui, existe-t-il encore dans la société polonaise des résistances pour combattre l’hydre antisémite ? Dans un communiqué rendu public à Bruxelles le 31 août 2017, le président du Congrès juif européen Moshe Kantor alertait en ces termes sur une résurgence  observée de l’antisémitisme en Pologne : "Nous avons récemment observé une hausse spectaculaire du nombre d’incidents antisémites en Pologne, qui semblent coïncider avec la rupture par le gouvernement polonais de la communication avec les représentants officiels de la communauté juive." Pour ne rien vous cacher, à la lecture de l’alerte lancée par le président du Congrès juif européen, j’ai tout d’abord ressenti une colère monter en moi envers les Polonais. Puis, je suis partie en quête de dizaines de sources historiques, témoignages, reportages que j’ai analysés un par un, croisés et/ou recoupés les uns aux autres afin de me permettre de me faire une opinion la plus équitable possible sur le véritable visage de la Pologne contemporaine. Au terme d’une enquête minutieuse, ce que je crois profondément, c’est que plus que jamais, il existe aujourd’hui non pas une mais deux Pologne intensément divisées sur la mémoire de la Shoah et la reconnaissance du génocide des Juifs. D’un côté, je découvre des photographies terrifiantes qui témoignent d’un antisémitisme toujours présent et quasiment réactualisé en Pologne comme le prouvent ci-dessous les graffitis apposés à Varsovie le 26 février 2019 sur le mur du siège du mouvement antifasciste et antinationaliste "Citoyens de la République de Pologne".

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Les graffitis sur le mur du siège d’un mouvement d’opposition « Obywatele RP » (Citoyens de la République de Pologne, antifasciste   et antinationaliste) à Varsovie, le 26 février 2019.

(Crédit : Janek SKARZYNSKI / AFP)

D’un autre côté, le débat sur les lois mémorielles soumises au Parlement Polonais, à juste titre très controversées, avait conduit en 2018 des centaines de Polonais à manifester dans la rue leur hostilité à un tel projet.

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Des centaines de Polonais expriment leur solidarité avec les Juifs tués pendants la Shoah, expulsés de Pologne  il y a 50 ans, ou victimes d’antisémitisme, à Varsovie, le 11 mars 2018. (Crédit : AP/CzarekSokolowski)

Ce sont là les deux images que renvoie la Pologne actuelle : une Pologne tenaillée par les ferments d’un antisémitisme redoutable et une Pologne qui combat l’antisémitisme. Au cours de conversations récentes, l’un de mes amis français de souche polonaise non-juive a objecté bien plus sévèrement que je l’aurais fait : "Mais que représentent quelques centaines de personnes dans ce combat sur plus de 38 millions d’habitants que compte la Pologne en 2020 ? Rien, absolument rien. … On aurait dû voir des millions de Polonais dans la rue pour condamner l’antisémitisme, des millions ! Non, crois-moi, la Pologne demeure antisémite au plus profond d’elle, c’est ton arrière-grand-mère qui avait raison !" J’entends ce constat froid et implacable. Je l’entends d’autant plus que parfois deux Pologne se confrontent et/ou s’affrontent sur un même terrain comme le démontra la présence de militants d’extrême droite venus perturber une manifestation contre l’antisémitisme organisée à Varsovie en avril 2018.

Pologne : montée de l’antisémitisme 

Cependant, affirmer que toute la société civile polonaise se rendrait complice de discours et/ou d’actes antisémites reviendrait, de mon point de vue, à nier sciemment certaines réalités culturelles qui rendent également compte de l’évolution des mentalités en Pologne : le Musée juif de Cracovie attire chaque année des milliers de visiteurs, le festival du judaïsme de Cracovie également des milliers de visiteurs ainsi que des orchestres israéliens de musique klezmer. D’avoir beaucoup lu et entendu sur le sujet, mais aussi beaucoup écouté et appris d’opinions personnelles très différentes exprimées par mes connaissances ou amitiés polonaises juives et non-juives nées en France ou en Pologne, récentes ou plus anciennes, ma conviction actuelle est que des pans entiers de la société civile polonaise refusent désormais de se rendre complices d’un passé qui finirait tôt ou tard par étrangler de honte les jeunes générations alors condamnées à se sentir inexorablement "coupables" de crimes qu’elle ne peuvent pas avoir commis. Réalité que met en lumière le  reportage diffusé par France 24 à l’occasion de l’inauguration, en octobre 2014, du Musée de l’histoire des Juifs polonais à Varsovie par le président polonais alors en exercice Bronislaw Komorovski et le président de l’Etat d’Israël Reuven Rivlin. Ouvert depuis 2013, ce musée accueillait d’ores et déjà 400 000 visiteurs avant son inauguration, preuve s’il en est que l’histoire des Juifs de Pologne ne suscite pas que mépris, suspicion, indifférence ou hostilité de la part de la population non-juive de Pologne. J’invite au demeurant chacun à découvrir l’histoire personnelle de Pawel Holas au travers de sa rencontre avec les Sœurs franciscaines de Sainte Marie de Varsovie dont le bâtiment se situait à la lisière du Ghetto de Varsovie …

La Pologne à la découverte de son passé juif 

Que conclure de ce bout de chemin mémoriel que je viens de parcourir ?

 

La fatalité n’existe pas, du moins est-ce mon intime conviction. Je sais que rien n’est jamais définitif dans une vie d’homme ou de femme. Rien ne l’est donc davantage dans l’histoire d’un peuple tout entier. Rien ne l’est jamais parce que l’homme est en perpétuel devenir et que les ennemis d’hier peuvent et pourront toujours se rencontrer et se parler, non pas comme des ennemis incapables de déterrer la gangrène mémorielle des pogromes et du maelstrom de la Shoah, mais comme des hommes et des femmes capables de se faire face et de se parler de manière responsable en pensant à l’héritage mémoriel qu’ils légueront aux générations suivantes. En vérité, les deux seules questions qui méritent de mobiliser toute une vie d’homme ou de femme politique, d’acteurs issus du tissu économique ou de la société civile, de simple citoyen ou citoyenne, quels que soient la nation, le peuple, l’ethnie, la religion, la couleur de peau de chacun, sont : Quel monde voulons-nous bâtir pour nos enfants ? Quelles valeurs et quels droits fondamentaux voulons-nous transmettre à nos enfants ?

 

Alors, de quel monde veut le peuple polonais pour ses enfants ? Un monde où la jeune génération de moins de vingt ans lui reprochera amèrement dans dix ans ou vingt ans, voire plus, de ne pas avoir eu le courage de surmonter ses blocages mémoriels afin d’assumer sa part de responsabilité, je dis bien "sa part de responsabilité" et non "son entière responsabilité" dans le génocide des Juifs et des Tsiganes, ou d’un monde où cette même génération sera fière de pouvoir déclarer publiquement à ses aînés "Ce fut douloureux, éprouvant, parfois violent de reconnaître la réalité de ces crimes aux lieux et places de ceux nés avant vous, mais vous avez eu ce courage, vous nous avez délivré du regard de la honte que portait sur nous une grande partie de la communauté internationale. Nous sommes fiers de vous." ?

En mars 2008, invitée à la Knesset, la chancelière allemande Angela Merkel affirmait avec force d’âme malgré la difficulté  que l’on imagine de devoir ainsi remémorer l’immense responsabilité de l’Allemagne dans la Shoah : "Nous autres, Allemands, la Shoah nous emplit de honte. Je m’incline devant ses victimes, ses survivants et ceux qui les ont aidés à survivre."

Pourquoi, vous, peuple polonais, ne seriez-vous pas capables de réaliser le parcours mémoriel que sont parvenus à accomplir les Allemands ? Pourquoi aucun de vos dirigeants n’a jamais annoncé publiquement sa volonté de se rendre devant les députés israéliens pour leur dire humblement et devant le monde entier : « Nous autres, Polonais, la Shoah nous emplit de honte. Je m’incline devant ses victimes, ses survivants et ceux qui les ont aidés à survivre ? » Pourquoi  vous obstinez-vous à refuser d’ouvrir un dialogue avec les Allemands sur ces pans de l’Histoire qui ont déchiré vos nations ?

Vous voyez, moi, je rêve d’une Pologne où chaque enfant, où chaque élève non-Juif ne se sentirait pas gêné de devoir aborder le sujet de la Shoah, d’avoir des amis Juifs et d’en être fier, se sentirait libre d’apprendre et de parler l’hébreu sans forcément être né Juif polonais.

Moi, j’aimerais pouvoir un jour me rendre en Pologne pour y découvrir une nation où les citoyens fussent encouragés à libérer la parole sur la mémoire tragique de la Shoah, sans pour autant rien omettre de la véracité et de l’honneur des résistances polonaises ni du tribut payé par les populations polonaises non-juives sous occupation de l’Allemagne nazie.

En vérité, j’ai récemment fait un rêve : j’ai rêvé que la jeunesse polonaise pourrait, dans un avenir proche, chanter en hébreu, en russe ou en allemand et n’importe où en Pologne, la Hatikva après avoir rencontré et engagé un dialogue approfondi et libérateur avec les descendants d’anciens membres de la Wehrmacht, de la police et des SS. Elle suivrait ainsi l’exemple d’une frange de la jeunesse allemande,  celle héritière bien malgré elle des bourreaux d’hier et qui a su vaillamment partir à la rencontre des survivants de la Shoah en Israël, elle qui participe au mouvement des "marches de vie" initié par l’organisation allemande Marsch des Lebens de Jobst et Charlotte Bittner dont l’un des objectifs est de conduire les victimes de descendants à rencontrer les victimes de coupables. Toute l’intelligence de l’Allemagne est là : avoir été capable autant que d’avoir eu la volonté, décennie après décennie, d’enraciner dans les esprits la culture de la réconciliation entre les ennemis d’hier à travers l’ouverture du dialogue entre leurs descendants et eux afin de permettre à sa jeunesse de se libérer de la honte autant que de la culpabilité mémorielle qui l’empêchait parfois d’avancer dans sa propre vie. Quant à Israël, sa force et son intelligence majeures sont d’avoir compris avant tout le monde qu’il ne fallait pas laisser s’installer et perdurer certaines souffrances intergénérationnelles, mais qu’il fallait tout au contraire recevoir sur son territoire et dialoguer avec les descendants de ceux qui ont envoyé hier dans les fours crématoires les leurs afin de leur permettre de prendre conscience qu’au-delà du devoir de mémoire qui s’impose à tous, ils ne sont néanmoins pas responsables des atrocités commises au siècle dernier par ceux dont une part du sang coule dans leurs veines. Alors, pour une fois, espérons que les Polonais entendrons que ce que d’autres ont réussi avant eux, ils sont tout aussi aptes à le réussir. A la condition cardinale d’en avoir la volonté. Une volonté qui mettrait en marche trente-huit millions de Polonais. 

March of Life: Petits-enfants de nazis chantent la Hatikva 

Paris, le 5 décembre 2020.

Ivana Sion.           

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  1. Extrait de la supplique des responsables des organisations juives américaines, décembre 1942. Marianne, Hors série "Les Résistances juives durant la seconde Guerre mondiale", en partenariat avec le Mémorial de la Shoah – Mai 2015. Les responsables des organisations juives américaines étaient : 
    - Maurice Wertheim, président de l’American Jewish Committee
    - Stephen S. Wise, président de l’American Jewish Congress
    - Henry Monsky, président du Bnai Brith
    - Adolph Held, président du Jewish Labor Committee
    - Israël Goldstein, président du Synagogue Council of America
    - Rabbin Israël Rosenberg, président de l’Union of Orthodox Rabbis

  2. Jan Karski, "Mon témoignage devant le monde", Ed. Robert Laffont, coll. Point, pages 497 et 498.

  3. "Le Rapport Pilecki" de Witold Pilecki, Ed. Champ Vallon - avril 2014, coll. Epoques. Traduit du polonais par Patrick Godfard et Urszula Hyzy. 336 pages.

  4. Au lendemain du décès d’Emile Zola, plusieurs discours sont prononcés dont l’éloge funèbre d’Anatole France qui dit à son sujet, le 05 octobre 1902 : "Envions-le : il a honoré sa patrie et le monde par une œuvre immense et un grand acte. Envions-le, sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand. Il fut un moment de la conscience humaine".

  5. "Auschwitz" de Tal Bruttmann, Ed. La découverte, coll. Repères, janvier 2015.

  6. "Les voisins", Jan Tomasz Gross, Ed. Fayard, coll. Documents, février 2002.

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Hommage aux Juifs nés hors de France et aux Français entrés en résistance en 1939-1943.

par Ivana Sion

          21 juillet 2020, Montpellier.

          Un ami de longue date, aussi passionné que moi de littérature et d’histoire, professeur de philosophie en retraite, me parle longuement de l’avancée de ses recherches sur ce qu’ont vécu les Juifs et les étrangers dans le département de l’Hérault pendant la Seconde Guerre mondiale et en particulier du rapport de la Préfecture de l’Hérault relatif à l’exécution  de la rafle d’août 1942, daté du 03 septembre 1942, adressé à messieurs le Préfet régional et l’Intendant de police [1]. Le cynisme des termes de cette lettre se suffit à lui-même pour ne laisser aucun doute sur l’adhésion de la majorité des fonctionnaires à l’idéologie nationaliste, autoritaire et antisémite adoptée par le régime de Vichy :

          «Par mes compte-rendus des 12 et 14 août 1942 cités en référence, il m’a été donné de vous adresser la liste alphabétique des israélites de mon département susceptibles d’être transportés en zone occupée avant le 15 septembre 1942, et de vous faire connaître les dispositions préalables que j’avais prises en vue du ramassage de ces étrangers, de leur rassemblement au centre départemental d’Agde et de leur transfèrement à Rivesaltes.

          Suivant les instructions ministérielles chiffrées du 24 août 1942, les opérations de ramassage et de transfèrement à Agde des israélites étrangers en cause ont eu lieu.                                               

          Menées avec la plus grande discrétion et toute la célérité possible, ces opérations se sont effectuées sans incident autres que ceux que l’on pouvait attendre au sein des familles, en pareille circonstance.

          Sur un millier environ d’adultes ou d’enfants dont le ramassage était prévu, 419 ont été conduits au camp d’Agde. Par ailleurs, les Travailleurs Etrangers figurant sur mes listes avaient été rappelés au Camp d’Agde dès le 23 Août par convocation individuelle du Groupement et une centaine d’entre eux ont été acheminés sur la zone occupée dès le 24.»

Lettre prefet Herault 03/09/1942

                                                                

          Je ne suis pas interloquée. Ou plus exactement, je ne suis plus interloquée par la responsabilité de L’État français dans cette frange de notre histoire nationale, car des lettres de cette nature, j’en ai lu des dizaines depuis plus de trente ans que je cherche à comprendre ce qui a pu inciter des fonctionnaires et des pans entiers de la société civile française à fermer les yeux sur la délation et le fichage massifs d’êtres humains en fonction de leurs convictions et/ou engagements politiques, de leur appartenance ethnique et/ou religieuse, de leur orientation sexuelle, sur les arrestations arbitraires, les déportations insoutenables de femmes, d’hommes et d’enfants. Pour autant, je m’interroge : d’avoir trop entendu, lu et vu les traces indélébiles de la honte et du déshonneur que devraient à jamais graver dans une mémoire collective les preuves du sceau de l’innommable, depuis le temps que je parcours les espaces mémoriels de nos frères juifs ou tziganes, d’Odessa à Saint-Pétersbourg, puis de Saint-Pétersbourg à Berlin, de Berlin à Paris, de Paris à Bergerac et enfin de Bergerac à Montpellier, serais-je soudainement revêtue du caban d’une résistance à l’émotion aussi imprévisible que déconcertante ? Non. Je suis tout au contraire l’otage d’un tsunami émotionnel où se mêle et s’entremêle, dans les enchevêtrements immodérés de mes neurones abîmés par le prisme ensanglanté d’une mémoire juive prisonnière de ses cortèges macabres, l’écho assourdissant  des hurlements de populations affolées par la haine d’autrui, des mères séparées à jamais de leur enfants, des cris d’enfants arrachés à leurs parents, des crânes éventrés, des corps torturés, des nuques criblées de balles, de l’effroi de tous ces êtres humains transportés comme du bétail épuisé de faim et de soif dans des wagons aux allures de mouroir avec pour ligne d’horizon les gueules grandes ouvertes des fours crématoires dont les cheminées dégorgeaient leur déversoir de chair humaine réduite en bouillie de cendres, à Auschwitz-Birkenau, Sobibor, Treblinka ou Majdanek et dans l’indifférence la plus totale des populations environnantes. Trois millions et demi de Juifs, sur les presque six millions de Juifs exterminés par l’Allemagne nazie,  furent assassinés dans les six camps d’extermination suivants : Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Auschwitz-Birkenau et Majdanek. Sans oublier les quatre mille tziganes gazés et brûlés à Auschwitz-Birkenau au cours du seul mois d’août 1944. Au demeurant, ce dossier-là, celui de l’extermination des Roms ou des Tziganes, il faudrait enfin se hâter de le regarder en face pour cesser d’en occulter les imprescriptibles horreurs. Ainsi, pourquoi, par exemple, personne ne dit jamais que vingt-huit mille Roms ont été anéantis comme des rats dans le camp de la mort de Jasenovac en Croatie, seul camp à ne pas être géré par les nazis ? Pourquoi personne ne dit non plus qu’à Buchenwald, après avoir été raflés à Brno, le gaz zyklon B a été « testé » sur deux cent cinquante enfants rom ? Pourquoi ce silence criminel persistant ?

    

          En vérité, d’Odessa à Varsovie, de Varsovie à Munich, de Munich à Paris et de Paris à Vichy, des premiers pogroms survenus dans l’Empire russe à la Solution finale, rien n’avait changé entre 1821 et 1940. Absolument rien. Dans l’Épître dédicatoire du De Cive, Thomas Hobbes affirmait : « Et certainement il est également vrai qu’un homme est un dieu à un autre homme, et qu’un autre homme  est aussi un loup à un autre homme. » Reprise par le philosophe allemand Arthur Schopenhauer  dans Le Monde comme volonté et comme représentation publié en 1819 ainsi que par Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation paru en 1930, je m’interroge : l’homme est-il un loup pour l’homme seulement ? Traversant à tâtons la pénombre d’un vague à l’âme qui écorche de ses aspérités aussi tranchantes qu’une épée de samouraï les troglodytes de mon âme meurtrie, je me dis  que depuis Schopenhauer, l’homme est devenu, en l’espace de deux siècles, non pas « un loup », mais un monstre et pas seulement pour les hommes : il continue de tuer, de violer, de torturer, de décapiter, d’enterrer ou de clouer vivant, de réduire des femmes et des enfants en esclaves sexuels et comme  rien de tout ceci ne semble néanmoins suffire à tarir son insatiable soif de perversité satanique, il prolonge sa funèbre litanie en abattant les animaux selon de sordides procédés qui ressemblent à s’y méprendre à ceux adoptés par les nazis, saccageant au passage sa mère nourricière la planète Terre pour avoir, en fin de compte, l’outrecuidance de nous vendre le futur programme d’émigration vers la Planète Mars ! Oui, en apparence, il semblerait que l’homme ne parvînt qu’à enfanter des Léviathan jusqu’à devenir le double de ces monstres à plusieurs têtes, irrémédiablement annonciateurs d’un cataclysme capable de dérégler les équilibres fondamentaux de notre planète au point de rendre les hommes fous à lier et que le Moyen Âge assimilait en son temps à « l’entrée des enfers » … 

 

          Faut-il pour autant désespérer de l’Homme et des hommes ? Incapable de répondre dans l’instant à la démesure de ma désolation, je me glisse tristement dans le renfoncement du duvet gris marne de mon rocking-chair, au charme certes désuet, mais demeurant l’éternel ami fidèle des heures de grande solitude. En cette heure chaude de la journée, même le chant des cigales, pourtant messager avant l’heure de l’espoir que porte en lui le renouvellement des générations, ne parvient pas à me départir de cette petite musique intérieure brodée de nostalgie, telle une sarabande dont l’écho lancinant voudrait me convaincre à marche forcée que nous vivrions une fin de civilisation. Au dehors, l’orage s’annonce, mais ne vient pas. Oppressée par cette atmosphère chargée d’électricité, je demeure un temps désabusée par le refus des hommes d’inventer des lendemains prometteurs d’un second Siècle des Lumières, d’imaginer un avenir empreint d’un humanisme audacieux, architecte d’une Nouvelle société où les souillures de l’histoire deviendraient d’office les hors-la-loi du genre humain sans toutefois jamais nous démettre collectivement de notre devoir de mémoire ni de notre obligation d’enseigner aux jeunes générations qu’elles ne doivent aujourd’hui d’être nées dans un pays libre qu’à ceux, millions d’anonymes restés dans l’ombre et minorité entrée dans la lumière de la reconnaissance publique, qui avaient combattu avant eux les ennemis de la liberté. 

 

          La pluie enfin, la pluie arrive ! Une pluie fine et drue transportant avec elle sa cohorte de nuées de perles d’air frais. Je respire enfin de nouveau à pleins poumons. Je me lève, ouvre la grande porte-fenêtre de la bibliothèque de cette demeure aux allures de vieille dame qui vient de fêter son centenaire. Le chêne né la même année qu’elle me fait face. La présence et la stature imposantes de l’arbre de Thor, Dieu des météores, prince aux racines immémoriales, m’impressionnent autant qu’elles m’apaisent. Tout est si parfaitement pensé en lui que même la main de l’homme n’aurait jamais pu concevoir une architecture aussi aboutie. Émue par tant de puissance et de raffinement façonnés par les épreuves fécondes du temps, je vénère cet arbre dont les ailes étoilées de ses milliers de feuilles lobées s’élancent vers le ciel, telle une invitation secrète à toujours regarder vers l’avenir pour ne pas s’enfermer dans le passé. Il me fait vibrer : observer, écouter et respecter son élégance massive autant que son abondante frondaison me réconcilie avec le monde.

 

          Revenue sur mes pas, je me blottis dans l’antre d’un fauteuil à bascule affublé d’un rembourrage couleur crème, situé dans l’espace faisant angle commun avec la porte-fenêtre et le bureau. Le feuillage du chêne frémit au rythme du mistral et ses bras tendus vers moi dessinent majestueusement un glacier de lumière aux inclusions romanesques dont le sceptre solaire me régénère. Telle une lame d’émeraude venue m’insuffler le goût de l’espérance et m’annoncer l’heure du renouveau, la chaleur réconfortante de ce géant aux pieds d’argile m’éloigne précocement de ma léthargie mélancolique et je comprends que mon esprit n’a pas le droit de se résoudre au fatalisme ambiant. Je m’interdis dès lors  de redouter que le drapeau de la soumission, porteur du terreau d’une idéologie attentatoire à la démocratie, puisse de nouveau parvenir à éradiquer ce que les esprits créatifs et les mains laborieuses des civilisations européennes façonnées par des peuples nés sur le sol européen ou venus de contrées extérieures à ses frontières, ont mis des millénaires, de l’Atlantique à l’Oural, à enraciner méthodiquement sur les théâtres d’existence et de conscience de leurs patrimoines culturels et parchemins mémoriels respectifs. 

 

          Ainsi ragaillardie à l’idée de devoir dorénavant veiller à ne pas déclencher les foudres de la colère de la princesse phénicienne Europe, partie en son temps vers l’Occident alors qu’elle venait d’être enlevée par Zeus, mon regard balaie d’un revers circulaire le champ de la pièce où mes idées vagabondent au gré des influences de l’époque et du temps. Ici et là, sur un bureau en chêne massif s’étalent des piles de notes manuscrites sur lesquelles mon chat se prélasse, s’empilent quelques livres de Michel Kiener et de Pascal Plas, s’invitent quelques feuilles vierges que ma plume d’encre noire s’apprête à explorer. L’ambiance feutrée de cette vaste pièce où je m’isole pour écrire exhale les effluves d’une atmosphère protectrice à l’envi qui m’encourage à étreindre contre moi, avec la coopération bienfaitrice de la déesse Angerona, une large chevalière sertie d’une branche d’acacia et de l’inscription sur reflet d’émeraude « Elle&Moi pour l’éternité » que portait le grand amour de ma vie parti entreprendre avec le panache que je lui connaissais son ultime voyage, talisman devenu un ange gardien qui ne quitte jamais mon épiderme.

 

          Le jour comme la nuit, les murs en pierre taillée de cette ancienne bâtisse maintiennent une température ambiante apaisante. Les innombrables livres alignés sur les étagères des trois murs qui composent l’armature de la bibliothèque alimentent ma réflexion sur le sens de l’existence, m’inspirent la partition d’une nouvelle intrigue et finalement accordent les notes de la sonate d’un manuscrit en devenir. L’harmonie qui caractérise ce lieu me fait penser qu’écrire, c’est savoir écouter le son de son propre silence intérieur. Seuls les masques amérindiens qui trônent sur le rebord de la cheminée, privée en cette saison de la mélodie du craquement des pignes dans le feu, distillent l’énigmatique impression que quelque esprit d’antan survivrait en ce lieu qui respire pourtant le confort bourgeois d’une demeure où même le parquet se nourrit des tonalités chatoyantes de l’immense tapis Bidjar qui le revêt. 

 

          C’est dans cet antre intime dédié à la création et à la culture qu’un rai de lumière resté trop longtemps prisonnier de l’écorce étouffante du chêne, vint soudain victorieusement poser son regard de cristal sur la plaine boisée de mon bureau, achevant sa chevauchée épique dans le silence d’or d’une corbeille en osier tressé où sommeillaient des photographies d’archives émaciées par l’érosion du temps et désolées de devoir attendre qu’un regard extérieur à celui de leurs familles respectives leur prêta enfin la considération à laquelle elles aspiraient. A cet instant précis, je remarquai que le recoin d’une des photographies s’était extirpé du couffin garni de la corbeille où s’étaient réfugiés ses compères. Intriguée par un visage que je devinais à demi-mot, un visage de femme apparemment, je me décidai finalement à quitter la douceur nonchalante de mon fauteuil à bascule. Je saisis la photographie, m’approchai de la porte-fenêtre et découvris en pleine lumière le visage d’une femme à l’expression solaire et au regard déterminé. Un bouleversement profond dont je ne comprenais pas le sens se fit jour en moi. Qui était cette femme ? Je retournais la photographie relativement bien préservée des naufrages du temps et je lus en lettres manuscrites : « Marcelle Parot. 20 ans le 26 octobre 1940 ». Pendant une fraction de secondes, le temps s’arrêta. Levant les yeux vers les cimes du chêne sacré, un silence intense d’émotion venait de s’instaurer entre lui et moi. Qu’était-il donc en train de me dire en cet instant précis ? Une force venue des entrailles de la terre semblait avoir brusquement bouleversé sa respiration racinaire et là, je sentis tout à coup une présence invisible, un esprit fantomatique à son endroit. Je n’étais pas effrayée, mais pas franchement rassurée non plus. Déroutée, je pris cependant mon courage à deux mains et interrogea le chêne de Thor : « Cette jeune femme que je vois sur cette photographie, Marcelle, elle aurait donc le même âge que toi, à quelques mois près puisqu’elle serait née comme toi en 1920 ? Dis-moi, son esprit est venu à moi, n’est-ce pas ? C’est ce que tu veux me dire ? » Une dryade arrivée de je ne sais où produisit, en inscrivant en lettres manuscrites « OUI, Marcelle est là et Moïse lui tient la main » sur l’épaisse paupière supérieure de l’œil central de ce témoin de l’histoire agitée de l’Occitanie, un cliquetis similaire au son que déclenche une clef introduite dans un cylindre de serrure.

 

          Debout sur la terrasse qui me situait juste au-dessus de la couronne de cet arbre cosmique qui paraissait soutenir le monde, je n’ai depuis eu de cesse de partir à la recherche de Marcelle Parot, effectivement née à Limoges le 26 octobre 1920 et qui, en 1941, épousa Moïse Elman. Et là, je quitte à regret, mais momentanément, Marcelle Elman pour partir à la rencontre de son mari Moïse Elman. 

 

          Avec Moïse Elman s’ouvre ici le chapitre des Juifs nés hors des frontières de France qui, une fois arrivés en France, étudiants ou travailleurs et malgré les obstacles rencontrés dans la société française des années trente, déchirée par la vulgate antisémite qui souillait le vaste échiquier idéologique allant de l’Action française au Parti populaire français de Jacques Doriot, n’ont toutefois pas hésité l’ombre d’une seconde à s’engager aux côtés de tous ceux, gaullistes ou pas, qui ne voulaient ni de l’Allemagne nazie ni de l’Occupant allemand en France ni du régime de Vichy. Malheureusement, si on souligne toujours et à juste titre, car la résistance à l’Ignominie n’a ni couleur de peau, ni nationalité, ni religion, ni orientation politique ou philosophique ni origine sociale, l’engagement des tirailleurs sénégalais, algériens, marocains dans l’armée française au cours des deux conflits mondiaux qui ont ensanglanté le XXème siècle, force est de constater qu’il n’est, en revanche, jamais ou très rarement mentionné sur les chaînes de la télévision française que les Juifs français ont massivement participé aux deux derniers conflits mondiaux et qu’en ce qui concerne précisément la Seconde Guerre mondiale, ils furent très nombreux à rejoindre les rangs de la Résistance intérieure, de la France libre et des armées alliées. 

 

          C’est néanmoins de cette frange de l’histoire du peuple français ainsi que de ses complexités humaines, dans le contexte de la débâcle française de 1940, que je choisis de parler aujourd’hui et que nous parle le chemin de vie intime et personnel de Moïse Elman.

 

          Moïse Elman est né à Galatz en Roumanie, le 21 décembre 1912. Scolarisé au Lycée juif de Galatz, il vient en France pour suivre ses études à la Faculté de médecine de Montpellier en 1930. 

 

          3 septembre 1939 : suite à l’agression de la Pologne par l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France déclarent la guerre à l’Allemagne nazie. Premier acte d’engagement autant que de résistance : Moïse Elman met un point d’honneur à servir dans les rangs de l’armée française dès l’entrée de la France dans le conflit et son livret individuel d’ « Etranger engagé pour la durée de la guerre » en témoigne. Après la débâcle de l’armée française, il sera démobilisé dans la région de Limoges où il rencontrera, au cours de l’année 1940, Marcelle Parot.

 

          Les premiers contacts de Moïse Elman avec la Résistance française datent de l’année 1942. Plusieurs attestations témoignent de son lien avec le Réseau Castille. Voici donc le second chapitre de l’engagement du jeune Elman dans un réseau de résistance crée par Louis de la Bardonnie et dont la composition initiale allait à l’encontre de bien des idées reçues. Pourquoi ? Pour le comprendre, revenons quelques instants sur l’histoire du Réseau Castille.

 

          Louis de la Bardonnie, né le 16 octobre 1902 à Saint-Antoine-de-Breuil, monarchiste et propriétaire viticulteur du château de La Roque, membre de l’Action française de Charles Maurras durant l’entre-deux-guerres, avait fondé dès l’été 1940, en réaction à l’armistice signé à Rethondes le 22 juin 1940, le réseau « Confrérie Notre-Dame », un réseau de renseignements rallié à la France libre et devenu un des premiers réseaux du Bureau Central de Renseignements et d’Action (BCRA). Jusque-là, rien de très exceptionnel en apparence, mais en apparence seulement, car la Résistance française était quasiment inexistante sur le sol français en novembre 1940. De fait, la démarche de Louis de la Bardonnie relevait tout au contraire déjà de l’exploit ! Toutefois, le plus sublime des exploits et la plus magnifique des audaces, peut-être était-ce davantage de l’inconscience que de l’audace à une période où si peu d’hommes osaient croire en la nécessité de sauver le paquebot France des fourches caudines de l’envahisseur allemand, vint des hommes qui décidèrent, contre toute attente au regard de leurs convictions d’origine, de prendre le contre-pied du choix politique fait par le maréchal Pétain de « se coucher devant les Allemands ». Citons ici quelques-uns des compagnons qui se sont joints dès 1940 à Louis de la Bardonnie :

 

  • Gaston Pailloux, médecin à Puisseguin, appartenait à l’association des Croix-de-Feu dirigée par le colonel François de La Rocque et dissoute en 1936.

  • Paul Dungler, ancien dirigeant des Camelots du Roy à Thann (Haut-Rhin) passé à la Cagoule. Or, Paul Dungler ne quittera pas l'esprit de l'alliance nouée avec les compagnons d'arme de Louis de la Bardonnie jusqu'à devenir le fondateur de la Septième colonne d'Alsace et chef du réseau Martial, un des cœurs  de la Résistance alsacienne !

  • L’abbé Louis de Dartein, monarchiste, ancien précepteur du Comte de Paris alors qu'il militait au sein de l'Action française. Docteur en philosophie et théologie, il a rejoint officiellement les forces de la France libre dès septembre 1940.

  • Le Colonel Rémy, Gilbert Renault de son vrai nom, ancien étudiant en droit à l’Université de Rennes, sympathisant de l’Action française bien qu’il n’y ait pas milité, fut néanmoins un des premiers à se rallier à l’Appel du 18 juin 1940. Incroyable parcours que celui de cet homme élevé chez les Jésuites au collège Saint-François-Xavier de Vannes, issu de la droite catholique et nationaliste, qui refusera catégoriquement et contre toute logique, l’armistice demandé par le maréchal Pétain ! 

 

          Quelle leçon devons-nous retenir de cette inimaginable histoire du Réseau de la Confrérie Notre-Dame devenu par la suite le « Réseau CND-Castille » validé et perfectionné par le Colonel Rémy à qui le Colonel Passy avait confié la création d’un réseau de renseignements sur le sol français et que Louis de la Bardonnie avait reçu dans sa propriété dès novembre 1940 ?

 

          Ces hommes passés de l’extrême droite française à la Résistance nous apportent la démonstration que l’homme est en perpétuel devenir et que rien n’est jamais figé dans un esprit humain. Grande leçon d’optimisme à laquelle un autre jeune homme avait apposé, dès juin 1940, ses lettres de noblesse : Daniel Cordier, jeune membre actif de l'Action française et fondateur du Cercle Charles Maurras à Bordeaux en 1937, était lui aussi devenu blême de rage en écoutant, le 17 juin 1940, l'intervention radiophonique du maréchal Pétain au cours de laquelle celui-ci annonçait son intention de signer l'armistice, acte qui le convainquit aussitôt de rejoindre l'Angleterre où il devint rien moins que le secrétaire de Jean Moulin dont il n'a cessé d'honorer la mémoire. En la circonstance présente, ayons enfin collectivement l’honnêteté de rompre avec la vision manichéenne qui a trop longtemps prévalu sur cette période de notre histoire nationale où les héros étaient forcément tous de gauche ou gaullistes d’un côté et les « salauds » forcément tous d’extrême droite de l’autre : Daniel Cordier et d’autres issus de l’extrême droite française (Jacques Renouvin, Marie-Madeleine Fourcade, Pierre de Bénouville, Pierre Fourcaud …)  et que personne, il est vrai, n’aurait imaginé dès 1940 de ce côté de l’échiquier, au lendemain d’une débâcle française qui allait générer, au-delà de la question de l’Occupation allemande, une déchirure interne dans le peuple français lui-même le conduisant à renouer, une fois de plus au cours de sa longue histoire, avec les germes d’une guerre civile où chaque Français devenait potentiellement l’ennemi présumé de tout autre Français. Loin de moi l’intention de tresser des lauriers à l’extrême droite française en laquelle je ne me reconnais nullement : je veux simplement ici rendre hommage à des hommes dont le courage a permis, avec des milliers d’autres venus d’horizons politiques situés à l’extrême opposé du leur, communistes ou gaullistes pour l’essentiel, de rendre son honneur et sa fierté à la France. Implacable réalité historique que François de Grossouvre, ancien résistant, résuma en 1987 mieux que quiconque devant l’historien Dominique Venner : « C’est la gauche qui a exploité la Résistance, mais ce sont des gens de droite qui l’ont créée. » (Cité par Dominique Venner dans « Histoire critique de la Résistance », Pygmalion, 1995)

 

          A la lumière de ces faits, que nous apprend l’entrée dans le Réseau Castille de la personnalité de Moïse Elman ? Probablement que Moïse Elman n’était pas homme à s’enfermer dans quelque cercle étroit de pensée, qu’il n’était nullement enclin à quelque forme de sectarisme que ce soit et qu’il avait déjà beaucoup appris et compris, à seulement trente ans, de la complexité de la nature humaine. Je dirais même, mais c’est là un point de vue personnel qui n’engage que moi, que Moïse Elman, au même titre que nombre de Juifs engagés aux côtés des forces françaises, avait très certainement saisi la noblesse du mot « patrie ». Et il avait amplement raison, car le patriotisme est par essence l’ennemi du nationalisme ! Ainsi, souvenons-nous de cette phrase de Romain Gary, Juif russe né à Vilnius en 1914, arrivé en France en 1928 et engagé dans les Forces aériennes françaises libres dès 1940 : « Le patriotisme, c’est d’abord l’amour des siens, le nationalisme, c’est la haine des autres. » (Pour Sganarelle, éd. Gallimard, 1965, p. 371) 

 

          C’est à cette exigence patriotique et en reconnaissance du pays qui les accueillait que nombre de Juifs, très majoritairement des Ashkénazes venus d’Europe de l’Est et généralement issus de familles ouvrières, se sont engagés parfois dès l’adolescence dans des réseaux de résistance. 

 

          Après nombre de recherches entreprises par mes soins, je profite de la tribune qui m’est offerte par Isabelle Nemirovski pour rendre hommage à quelques-uns d’entre eux, tout en annonçant d’ores et déjà mon intention de poursuivre les présentes recherches et d’ouvrir un cycle consacré à l’engagement des Juifs dans la Résistance française. De fait, si certains d’entre vous connaissent des survivants juifs engagés dans la Résistance française ou des enfants de résistants juifs qui souhaiteraient que nous racontions leur histoire, que vous soyez domiciliés en France ou partout ailleurs dans le monde, n’hésitez donc pas à contacter le site des Amis d’Odessa !

 

          Dans l’immédiat, j’ai fait le choix de faire référence à des noms dont personne n’entend jamais parler et à des parcours individuels que très peu de gens, en dehors de ceux qui côtoyèrent ces hommes et ces femmes pendant les années 1939-1945, connaissent :

     1.     Ludovic Klein, né en 1910 à Zerind avait quitté la Roumanie à cause de l’antisémitisme et du numérus clausus en médecine pour les Juifs. Arrivé en France où il apprit la langue française dans un premier temps, il passa ensuite son Baccalauréat, puis suivit ses études de médecine pour exercer, quelques années plus tard, son métier de médecin dans le XIXe arrondissement de Paris. Parti à Grenoble entre 1942 et 1943, il intégra le maquis de Theys. Ludovic Klein qui faisait partie de l’Armée secrète mettra ses compétences de médecin au service de la population grenobloise en montant des centres de soins en montagne et en créant, avec très peu de moyens, un hôpital de montagne au Pré de l’Arc où les Francs-tireurs et partisans trouveront le moyen de lui fournir des lits pour les malades. Il est décédé en 1974.

 

     2.      Rachel Cheygam est née en 1917 à Saint-Pétersbourg. Elle était arrivée en France en 1924 et avait obtenu la nationalité française en 1939. Adhérente au réseau de l’Armée juive dès 1942, elle faisait du renseignement et pistait les Russes blancs qui dénonçaient les Juifs. Après avoir contribué avec d’autres à la reconstitution du réseau de l’Armée juive qui avait été victime de nombreuses arrestations à Paris, elle participa à la surveillance du quartier général du colonel Henri Rol-Tanguy et à la Libération de Paris.

 

     3.     Hélène Englard Bulz était née en Pologne en 1924 et n’avait que quelques mois lorsque ses parents arrivèrent en France. Après avoir participé au camp des Éclaireurs Israélites de France de Clermont-Ferrand, elle rejoignit Lyon où elle entra en contact avec des membres du Mouvement de Jeunesse Sioniste avec lesquels elle engagea ses premières activités de résistance dans le quartier de la Croix-Rousse. Elle y contactait alors des réfugiés juifs afin de leur procurer de la nourriture et des faux papiers. A travers l’histoire d’Hélène Englard Bulz, je dois avoir l’honnêteté de dire ici qu’au cours de mes longues recherches sur le sujet, souvent demeurées incomplètes en raison de la difficulté à reconstituer intégralement les puzzles de parcours personnels et/ou familiaux, je fus impressionnée par le nombre de Juifs français d’origine polonaise qui ont combattu pour la France libre, qu’ils fussent nés en France ou pas et dont les parents avaient tous fui la Pologne entre 1903 et 1935, parfois en séjournant dans un premier temps en Belgique. Là encore, si certains souhaitent traiter de ce sujet qui leur tiendrait à cœur, témoignages et documents historiques à l’appui, toutes les bonnes volontés seront les bienvenues pour rendre hommage au dossier spécifique des Juifs français d’origine polonaise dans la Résistance française.

 

     4.     Frey Rudy est né en Tchécoslovaquie le 25 mars 1926. Comme de nombreux Juifs, son père s’était engagé dans l’armée française dès le déclenchement de la guerre en septembre 1939 jusqu’en juin 1940, puis il avait quitté Paris pour se rendre à Vichy. Arrêté en 1941 par les Allemands, il fut déporté après avoir été interné à Pithiviers. Très marqué par ce drame, Frey Rudy s’engagea très tôt au sein du Mouvement National Contre le Racisme (MNCR) de Saint-Etienne, le MNCR étant à l’origine une association française de la Résistance intérieure créée en 1942 dont le rôle consistait à porter secours aux enfants qui risquaient d’être déportés. Frey Rudy rejoignit ensuite un groupe de maquisards à Chambon-sur-Lignion. Au terme de plusieurs faits d’armes, parfois avec le concours de l’état-major de l’Organisation Juive de Combat, il est entré au Mouvement de Jeunesse Sioniste. Au lendemain de la Libération, il partit en Palestine pour participer à la création de L’État d’Israël après avoir suivi dans un camp situé à Marseille une instruction militaire des jeunes du Palmach.

 

          De renouer ainsi avec la vie de ces femmes et ces hommes que rien ne pouvait retenir dans le pays qui les avait vus naître ou qui étaient arrivés si jeunes en France qu’ils ne pouvaient pas avoir choisi d’y venir de leur plein gré, mais qui avaient néanmoins décidé de participer à l’effort de guerre dès 1939 et/ou d’entrer en résistance entre 1940 et 1943, on se dit que le message qu'ils nous ont transmis revêt les ailes d'une étincelle de lumière dont le rayonnement ne faiblira pas, muant jusqu'à devenir cette indomptable force que le vent de nos passions transporte dans les moindres interstices de nos mémoires individuelles et collectives. A partir de là, tout redevient toujours possible, à la fois pour ceux qui nous ont quittés pour rejoindre d'autres espaces lointains autant que pour les vivants. Nous avons donc collectivement le devoir d’honorer et d’entretenir la mémoire de ceux qui, nés avant nous, n'ont cessé de devoir se séparer d’une ou de leur terre où ils avaient parfois déjà construit une vie afin de protéger leurs familles et leurs enfants de l'innommable (les humiliations, les dénonciations, les pogroms, la dégradation publique, la Shoah ...), ont rêvé le sionisme, y compris en France comme en témoigne le parcours de Frey Rudy, se sont relevés chaque fois, eux personnellement ou leurs parents avant eux, de milliers de kilomètres parcourus et des pires atrocités avec pour foi suprême de croire en l'avenir envers et contre tout, ont toujours refusé de s'agenouiller devant ceux dont l'unique objectif était de les asservir, ont bossé jusqu'à l'épuisement en faisant de leur savoir, de leur savoir-faire et de leur savoir-être un art en perpétuel mouvement. Alors oui, honorer cette mémoire collective, celle de tous ceux restés anonymes dans le récit majeur de notre histoire nationale, Juifs ou pas, qui ont mis un point d'honneur et souvent sans rien demander en retour, à servir le pays qui les avait vus naître ou qui les avait accueillis, c'est contribuer à les réhabiliter. Je précise ici sciemment « Juifs ou pas », car n’oublions pas que dans l’histoire qui constitue le point de départ de mon présent article, Moïse était un Juif roumain qui avait épousé Marcelle Parot, limougeaude née dans une famille catholique. Dans ces circonstances, chacun comprendra que je rende également hommage aux chrétiens de France qui ont résisté au quotidien, en l’occurrence ici aux catholiques à travers l’histoire de Marcelle Parot à qui je me permets, en ce mercredi 5 août 2020, d’adresser ma lettre très personnelle que voici :

 

          "Chère Marcelle,

 

          Un jour de juillet 2020, j’ai eu la chance autant que le privilège de lire pour la première fois, puis d’entendre un peu plus tard le son de votre prénom : Marcelle. « Marcelle, Amélie Parot, née à Limoges le 26 octobre  1920 » pour l’état civil. « Marcella » pour les intimes. Une enfant du pays limougeaud devenue la femme généreuse, courageuse, sensible à la détresse humaine que vous étiez au quotidien, vous qui ferez très tôt de la devise de la République française « Liberté, Égalité, Fraternité » une ligne de pensée et de conduite dont vous ne dévierez jamais.

 

          Mieux que quiconque, Marcelle, vous savez combien le pays limougeaud a sculpté de ses mains les lettres de noblesse d’une culture ouvrière animée par un peuple légitimement fier de ses racines. Des barricades dressées en 1848 à la proclamation d’une commune insurrectionnelle en 1870, de ses hussards noirs de la République qui mirent tant d’ardeur et de passion à instruire des centaines de milliers d’enfants d’ouvrières de la chaussure et de la porcelaine à la naissance de la Confédération Générale du Travail en 1895, sans oublier la grève des ouvriers porcelainiers qui réclamaient en 1905 une hausse des salaires et dont l’issue tragique autant que le retentissement national firent de cette ville « la ville rouge », comment s’étonner dès lors que Limoges fut en 1945 la ville qui, après Lyon, comptait le plus grand nombre de résistants morts ?

 

           Cette terre belle et rebelle, résistante dans l’âme, vous en avez été le reflet en participant de multiples façons et dès l’année 1940, à cette résistance de l’ombre qui fit honneur à l’héritage culturel commun que la Haute-Vienne léguait à ses enfants tout au long de leur existence. Tout d’abord en épousant un Juif, votre premier acte de résistance alors que vous n’aviez qu’un tout petit peu plus de vingt ans. Certes, la Haute-Vienne était connue pour être « le département rouge », titre décerné par ses élus communistes et socialistes dès les années 1920. Néanmoins, il faut se resituer dans le contexte de la France provinciale des années 1940 : Limoges fut-elle alors une grande ville de province à l’empreinte franc-maçonne vive, la France des années 1940, rouge ou pas, franc-maçonne ou pas, demeure également une France profondément ancrée dans la religion chrétienne, la religion catholique étant alors la religion de référence en Limousin (Corrèze, Creuse et Haute-Vienne). Or, l’Église catholique  française restait très marquée par les séquelles qu’avaient gravées en elle l’Affaire Dreyfus qui avait dépecé de l’intérieur la société française de 1894 à 1906. Aussi, la Haute-Vienne, pourtant terre de tolérance et de partage éprise de culture laïque, n’échappait pas non plus aux résurgences, ici ou là, non pas d’un antisémitisme idéologique, mais plutôt d’une méfiance persistante envers les Juifs même si cette réalité ne valait nullement généralité en tous points géographiques du Limousin en particulier, du territoire français en général. 

 

          Indépendamment du regard que portait une frange de la société provinciale sur les Juifs, j’avoue que c’est davantage la signification que je n’hésite pas à qualifier de « politique » que revêt votre  choix de vous marier avec Moïse Elman, qui inspire admiration et respect à votre égard. Pourquoi ? En tant que catholique née en France de parents français, vous n’aviez en effet a priori rien à craindre, Marcelle, du régime de Vichy. Mais vous n’aimiez pas ce régime qui n’avait décidément pas compris à quelle faillite mène toujours de sous-estimer gravement ou de mépriser la capacité d’insoumission d’un peuple, a fortiori celle du vieux peuple français héritier des Lumières et de la Révolution française de 1789. A considérer d’emblée que le peuple français allait accepter, sans sourciller une seule seconde, de vendre son âme au point de brader plus de deux millénaires d’histoire, Philippe Pétain s’est tiré en vérité une balle dans la tête dès le premier jour où il s’agenouilla devant l’Allemagne nazie. Il avait juste oublié que le peuple français est un très grand peuple et malgré les périodes noires de son histoire que nul n’a le droit d’occulter ou de nier, il demeure un grand peuple. Un peuple capable de faire émerger la Lumière de l’Ombre, le Soleil des Ténèbres, la Connaissance de l’Ignorance. Un peuple capable d’engager des combats de titans quand tout semblait perdu d’avance et l’époque sombre que vous avez vécue, Marcelle, la guerre de l’ombre que vous avez engagée, les mains nues et munie de vos joyaux intrinsèquement liés à votre personnalité que sont le courage et la force d’âme, en silence et humblement, avec des milliers d’autres jeunes gens de votre génération, le démontrent à elles seules. Indéniablement, la jeune femme active que vous étiez à vingt ans, secrétaire comptable de métier, détestait ce gouvernement collaborationniste qui s’arrogeait le droit de violer impunément l’héritage humaniste et progressiste imprégné de valeurs chrétiennes et laïques dont pouvait légitimement s’enorgueillir le peuple limougeaud. Dans ce contexte, la jeune femme lucide que vous étiez ne pouvait ignorer que la loi « portant statut des Juifs », appelée par les historiens « Premier statut des Juifs » et publiée par le régime de Vichy le 03 octobre 1940, vous exposerait au premier des dangers en fréquentant assidûment Moïse Elman, celui d’être désormais considérée comme une « traître à la patrie » dans un contexte de guerre dont personne ne pouvait affirmer combien d’années elle durerait. Vous ignoriez d’autant moins les risques que vous preniez que le maréchal Pétain s’empressait de venir serrer la main d’Hitler, le 24 octobre 1940 à Montoire, n’hésitant pas à s’en féliciter auprès du peuple français à la radio dès le 30 octobre 1940 : « C’est dans l’honneur et pour maintenir l’unité française, une unité de dix siècles, dans le cadre d’une activité constructive du nouvel ordre européen, que j’entre aujourd’hui dans la voie de la collaboration. (…) »

 

         Objectivement, vous auriez pu choisir de vous cacher et de vivre dans la clandestinité afin de vous protéger du funeste destin que les orientations et décisions du régime du Vichy réservaient à Moïse, le Juif roumain venu en France pour suivre ses études de médecine et par ricochet, à vous Marcelle, la catholique limougeaude de souche. Mais non, pas vous, Marcelle. Et comme un pied de nez en forme de provocation ultime assénée au régime de Vichy que vous abhorrez et votre second acte de résistance le confirme, malgré la loi du 2 juin 1941 dite « Second statut des Juifs », publiée le 14 juin 1941 et remplaçant celle du 03 octobre 1940, vous épousez civilement Moïse Elman le 08 juin 1941. En d’autres termes, ce 08 juin 1941, telle une force tranquille portée par les énergies telluriques de cette terre de Haute-Vienne ancrée depuis si longtemps à gauche avec pour capitale Limoges dénommée la « Rome du socialisme », vous envoyez dans le silence d’une salle de mairie, par l’engagement pris en pleine lumière que représente alors le contrat de mariage que vous scellez avec l’amour de votre vie, enceinte de sept mois de votre premier enfant, le message suivant au régime  de Vichy : « Je choisis en mon âme et conscience de devenir l’épouse d’un homme qui, selon vos lois iniques, appartient désormais à « la race » juive que vous excluez de tant de métiers qu’ils en sont en réalité interdits de travailler. J’en suis fière et j’ai l’intention qu’il en soit ainsi autant de temps que Moïse et moi demeurerons en vie ». Instinctivement, vous aviez compris très tôt que la définition des Juifs en termes de « race », adoptée par le régime de Vichy s’inspirait de la définition allemande comprise dans les Lois de Nuremberg de septembre 1935, annonçant en vérité dès le 3 octobre 1940 les intentions lugubres de Philippe Pétain bien décidé à nouer des relations étroites avec l’Allemagne nazie et son führer Adolphe Hitler, Pierre Laval organisant seulement vingt-et-un jours plus tard la rencontre de Montoire. 

 

          La réalité des orientations criminelles du gouvernement de Vichy envers la France résistante de l’intérieur, qu’elle soit juive ou pas, gaulliste ou pas, vous avez tout d’abord dû l’affronter en subissant l’humiliation d’être fichée par un « certificat de non-appartenance à la race juive » qui précisait notamment que vous aviez le teint « mat ». Quel était l’intérêt de vous décrire le teint « mat », si ce n’était que de vous rabaisser en vous rappelant insidieusement que vous, la catholique limougeaude, vous aviez commis le pire des « forfaits » en défiant publiquement la ligne politique et idéologique de la cohorte de pétainistes en place à Vichy : épouser un Juif ? Votre certificat de non-appartenance à la race juive que j’ai observé dans le détail en lisant « Errances de guerre – Familles juives face au pire, 1939 – 1944 » de Michel C. Kiener et Pascal Plas, est daté du 19 novembre 1942, soit très précisément jour pour jour vingt-cinq ans avant ma naissance. Attristée de constater que la date du 19 novembre nous liait indirectement, au-delà de l’espace et du temps, à un marqueur abject de la ligne pétainiste, j’y ai néanmoins vu un signe, celui que notre rencontre n’était pas le fruit du simple hasard. Je me suis alors souvenue de cette pensée de William Faulkner : « The past is never dead. It’s not even past. » («Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé », Requiem pour une nonne, 1951). De fait, je ne mis pas longtemps à me persuader que je devais parcourir les étendues mémorielles du parchemin de vie que vous aviez écrit avec Moïse et je n’ai jamais regretté de vous avoir rencontré, car ce que je découvre et apprends un peu plus chaque jour de vous, Marcelle, me convainc que rien, dans une vie de femme ou d’homme, n’est jamais insurmontable pour qui porte en soi une conscience d’être une part, fut-elle aussi mince qu’une aile de libellule, du relais de ce que d’autres ont accompli de beau et de noble avant vous. 

 

          Le 31 janvier 1943, la Milice française fut créée par le régime de Vichy. S’ouvre alors une seconde période angoissante pour toutes celles et ceux qui, comme vous, se déplaçaient dans l’espace public à visage découvert tout en sachant qu’ils n’avaient aucun droit à l’erreur, qu’ils devaient taire ce qu’ils savaient afin de ne jamais exposer au pire ceux que leur activité ou leurs racines obligeaient à vivre dans la clandestinité ou cachés par des familles. Dans ce contexte, vous avez longtemps conservé en vous un souvenir caustique de la surveillance exercée par la Milice française dont vous étiez la cible, l’un d’eux, une ancienne connaissance de jeunesse, vous provoquant régulièrement en vous demandant « Ton mari, il est Juif …. Alors, il est où ton Juif ? Hein, il est où ton Juif ? ». Madame, je dois vous avouer humblement que les larmes ont embué mes yeux en imaginant cette scène et le sang-froid qu’il fallait avoir quand on avait, comme vous, moins de vingt-cinq ans et qu’on était mère de famille. Je sais l’effroyable tribut qu’ont payé les femmes françaises d’avoir résisté, elles aussi, avec leurs armes de femmes et au quotidien dans une France dévisagée par la haine de soi et des autres : les intimidations permanentes, l’angoisse de toujours voir garée non loin de chez soi la voiture noire des miliciens qui exhumait par tous ses pores le malheur et la mort, la délation, les arrestations arbitraires,  les tortures, les viols individuels ou collectifs, les exécutions sommaires, les massacres … Personne ne souligne jamais assez ce que furent toutes les résistances engagées par les femmes, tant au quotidien que dans la Résistance intérieure française. Et là encore, Marcelle, votre comportement au quotidien tout autant que le couple que vous formiez avec Moïse, de ce que je perçois des photographies que j’ai observées dans le moindre détail, représente, là aussi, un acte de résistance en soi au regard de la politique familiale du régime de Vichy qui réduisait chaque femme à un utérus, coincée à la maison entre les couches des enfants et les casseroles. A l’inverse, vous, Marcelle, vous avez apporté la preuve qu’une jeune fille pouvait entrer dans la vie professionnelle à une époque où la société considérait encore amplement que les jeunes filles étaient avant tout destinées à devenir «  de bonnes épouses et mères de famille », devenir une résistante au quotidien en temps de guerre et construire dès 1941 une famille qui deviendra nombreuse au fil des années. Finalement, Marcelle, vous étiez une femme responsable de ses choix et donc une femme libre avant l’heure.  

 

          Marcelle, à l’heure où je vous écris ces lignes, il est 1h19. Malgré l’heure tardive, je tiens à vous dire, car je sais que de là où vous êtes, vous m’entendez et me lisez, combien le sens de votre engagement me rend fière de rendre hommage aux millions d’anonymes comme vous, Marcelle et Moïse, nés en France ou hors de France, quelles que furent leurs religions et leurs opinions, tous engagés aux côtés des combattants de la liberté pour que des milliers de rigoles irriguent par petites touches d'une eau aux vertus cicatrisantes les plis de détresse des âmes demeurées parfois hagardes, souvent traumatisées à vie d’avoir porté en elles et/ou sur leur peau les stigmates indélébiles de la guerre ou de la déportation, déprimées ensuite par le poids des ombres de ceux injustement foudroyés trop tôt. 

 

          Votre souffle a connu sa fin de course le 09 décembre 1997. Un 9 décembre, soit très exactement quatre-vingt-douze ans après l’adoption par le Sénat et la chambre des députés de la Loi de séparation des Églises et de l’État. Ainsi, jusqu’à ce jour de votre départ, Marcelle, votre vie fut étroitement liée à celle de l’Histoire de France et Limoges se souviendra longtemps que l’une des leurs a quitté cette terre de lumière et d’espérance un 9 décembre. 

 

          J’aurais aimé vous rencontrer, chère Marcelle, mais malheureusement, le destin en a décidé autrement pour nous deux. Pour autant, sachez et entendez de votre demeure céleste combien le présent papier m’encourage à poursuivre le fil de l’histoire avec vous. Je ne doute pas que je parviendrai à mener l'ouvrage jusque son terme, jusqu'à ce jour où la source d’émeraude de mon encre pénétrera enfin les pores de la chair purpurine de votre cœur et vous fera renaître de vos cendres.

               

            Chère Marcelle,

          Merci d’avoir existé telle que vous étiez, douce et courageuse, vaillante et fragile à la fois dans votre discrète élégance.

          Merci de continuer à aimer, de votre demeure d’outre-tombe, ceux que vous estimez dignes de recevoir votre considération, votre amitié ou votre amour.

          Merci d’exister dans mon esprit afin de me permettre de mener à bien mon voyage de plume d’encre avec vous.

 

          Bien à vous, Marcelle.

          Montpellier, le 5 août 2020".

 

 

Ivana Sion

 

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[1] Les Juifs et les étrangers dans l’Hérault pendant la Seconde Guerre mondiale. Pierrevives, Département Archives et mémoire. La lettre de la Préfecture de l'Hérault datée du 03 septembre 1942.

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