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« Grandir entre les lignes »

Stéphane Gödicke

« Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été. Désormais, le fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité. » Vladimir Jankélévitch, cité par Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, p. 170

Dans son magnifique ouvrage Les Identités meurtrières, l’auteur libanais Amin Maalouf procède à ce qu’il appelle son « examen d’identité ». L’essai ouvre sur la considération suivante:

 

Depuis que j’ai quitté le Liban en 1976 pour m’installer en France, que de fois m’a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais « plutôt français » ou « plutôt libanais ». Je réponds invariablement : « L’un et l’autre ! » Non par quelque souci d’équilibre ou d’équité, mais parce qu’en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est précisément cela qui définit mon identité. Serais-je plus authentique si je m’amputais d’une partie de moi-même ? À ceux qui me posent la question, j’explique donc, patiemment, que je suis né au Liban, que j’y ai vécu jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, que l’arabe est ma langue maternelle, que c’est d’abord en traduction arabe que j’ai découvert Dumas et Dickens et Les Voyages de Gulliver, et que c’est dans mon village de la montagne, le village de mes ancêtres, que j’ai connu mes premières joies d’enfant et entendu certaines histoires dont j’allais  m’inspirer   plus  tard  dans  mes  romans.  Comment   pourrais-je  oublier ?  Comment  pourrais-je  jamais  m’en

détacher ? (…)

Moitié français, donc, et moitié libanais ? Pas du tout ! L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnées, selon un « dosage » particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre. (p. 7-8)

 

Quelques pages plus loin, Maalouf poursuit :

 

Il m’arrive de faire quelquefois ce que j’appellerais « mon examen d’identité », comme d’autres font leur examen de conscience. Mon but n’étant pas — on l’aura compris —  de retrouver en moi-même une quelconque appartenance essentielle dans laquelle je puisse me reconnaître, c’est l’attitude inverse que j’adopte : je fouille ma mémoire pour débusquer le plus grand nombre d’éléments de mon identité, je les assemble, je les aligne, je n’en renie aucun. (…) Le fait d’être chrétien et d’avoir pour langue maternelle l’arabe, qui est la langue sacrée de l’islam, est l’un des paradoxes fondamentaux qui ont forgé mon identité. (…) Cela dit, le fait d’être à la fois arabe et chrétien est une situation fort spécifique, très minoritaire, et pas toujours facile à assumer; elle marque profondément et durablement la personne; s’agissant de moi, je ne nierai pas qu’elle a été déterminante dans la plupart des décisions que j’ai dû prendre au cours de ma vie, y compris celle d’écrire ce livre. (p. 23-24)

 

Ce joli passage, outre qu’il offre une réponse imparable à la réduction de l’identité, possède pour moi une résonance tout à fait singulière. En effet, comme Maalouf, je me suis en partie constitué autour d’un « paradoxe fondamental », qui m’accompagne depuis l’enfance. Chez Maalouf, ce paradoxe fondamental est d’être chrétien de langue maternelle arabe, et ce paradoxe est vécu comme une contradiction culturelle et religieuse flagrante. Chez moi, le « paradoxe fondamental » est d’une autre nature, mais je crois qu’il est ressenti de la même façon et que ses effets sont similaires: je suis le descendant d’un Juif et d’un nazi. En tout cas, c’est comme ça que je me suis raconté mon histoire.

Comment en  suis-je  parvenu  à  ça,  à  cette  réduction  de  deux  êtres  forcément complexes à un simple statut : « Juif »,

« nazi »?

C’est pour répondre à cette interrogation que je me suis livré à mon tour, sous le patronage d’Amin Maalouf, à une sorte d’examen d’identité. D’une certaine manière, cet examen est la miniature d’un examen plus vaste, et dont le résultat est mon récit Mémoires fantômes (éditions Passage(s)).

 

Remontons deux cases en arrière. Voici un portrait de mon grand-père juif, Alex. 

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Il s’agit d’un cliché trouvé chez ma grand-mère, une photo de famille comme on en trouve des millions, pas bien intéressante en soi. Si ce n’est qu’avec son atmosphère très estivale et ses pantalons « pat d’eph », cette photo porte la signature d’une époque, ma foi plutôt sympathique. Mais surtout, si j’ai choisi ce cliché, c’est parce qu’il dit quelque chose d’assez profond sur la personne qui m’intéresse. 

Qu’y voit-on? On y voit mon grand-père Alexandre, dit Alex, manifestement sur la colline de l’Acropole à Athènes, ça doit être à la fin des années soixante ou au début des années soixante-dix. Il fait beau, c’est l’été, il est en vacances en famille. Et sur les trois clichés réalisés de lui ce jour-là, il fait la tête. Cette moue caractéristique, cette petite grimace d’insatisfaction, elle résume à elle seule ce qu’à été mon grand-père Alex. Un homme mécontent, souvent en colère, s’adressant au monde sur le mode du reproche. Ceux qui  ne le connaissaient pas le classaient généralement dans la catégorie des « emmerdeurs », mais ceux qui l’ont côtoyé, à commencer par ses proches, l’ont plutôt vécu comme un tyran domestique.

Comment en est-on arrivé là? 

C’est bien sûr une histoire longue et complexe, pour laquelle il faudra remonter  jusqu’aux débuts, c’est-à-dire à sa naissance. Il nous faudra pour cela nous projeter à quelques encablures d’Odessa, à Akkerman pour être précis. C’est là-bas que mon grand-père Alexandre a vu le jour, en janvier 1922, dans une famille juive roumaine, où il a grandi en russe (beaucoup) et en yiddish (un peu). Pourtant, à l’état civil, il était natif de Cetatea Alba, en Roumanie. Mais pour la trouver sur les cartes d’aujourd’hui, il faut chercher Bilhorod-Dnistrovskyï, en Ukraine. Voilà pour le côté juif.

 

Mais comme on peut le déduire de mon nom très germanique, mes origines s’enracinent aussi ailleurs qu’à Akkerman, puisque par mon père, je suis également Allemand, de Hambourg exactement, et dans mon « examen d’identité », il sera aussi beaucoup question de l’Allemagne et de la langue allemande.

Otto

d’imaginer mon père sans papa. Et puis, surtout, il y avait sur Otto cette dernière information, qui  circulait dans la famille: il aurait été nazi. J’ai toujours grandi avec ça. J’ai eu un grand-père nazi. Si j’avais été fan d’automobile, j’aurais peut-être retenu l’autre information, qui disait que j’avais un grand-père moniteur d’auto-école, mais non, bien sûr, j’ai fait mon récit à partir de ça: le père de ma mère était Juif et avait dû se cacher pour survivre. Le père de mon père était nazi et était mort à la guerre.

Voici donc un portrait de mon grand-père paternel Otto. Pendant longtemps, je n’ai pas su grand-chose de ce grand-père. Et pour cause, puisqu’il est mort à la guerre, quelques jours avant le terme, le 23 avril 1945. Mon père avait 5 ans et très peu de souvenirs de lui. Pendant des années, la mémoire de mon grand-père Otto s’est résumée pour moi à quelques phrases: il était jovial, il était moniteur d’auto-école.  Il était mort à la guerre, juste avant la fin, et je trouvais ça cruel. A 15 jours près, mon père aurait eu un père, comme moi, comme mes amis, comme tout le monde ou presque   à  mon époque.  Enfant,  ça  me rendait triste

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En ce qui concerne Alex, je n’ai presque jamais essayé, de son vivant, d’en savoir plus sur ce qu’avait été sa vie pendant la guerre et l’occupation. La faute en revient principalement au fait que je l’ai bien connu (j’avais 26 ans quand il est mort, en juin 2000), et que la réalité des vivants écrase de toute sa pesanteur leur passé et parfois leur profondeur, effaçant leur complexité. Et la réalité d’Alex, je l’ai dit, était intensément désagréable. 

Otto, en revanche, je n’ai jamais eu trop de mal à me le figurer en nazi. La faute en revient aux photos. Pratiquement toutes les photos qui lui ont survécu montrent mon grand-père en officier ou en chasseur. En uniforme ou en arme. Otto à son bureau, galons d’officier fixés au col; Otto discutant avec ses hommes, casquette de la Wehrmacht vissée sur la tête; Otto devant son logis de Saint-Leu-la-Forêt, en uniforme et bottes montantes; Otto en treillis de chasse, avec son fusil à double canon replié et Waldi, son chien minuscule. Ces photos m’ont toujours été familières : elle trônaient chez sa veuve, dans sa chambre à l’hospice où je lui rendais visite petit garçon, et aujourd’hui encore, soixante-dix ans après sa disparition, je les retrouve chez mon père et ses deux sœurs, avec des variations minimes dans le cadre, le format ou la disposition d es images. Il en subsiste peut-être une douzaine,

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quinze tout au plus, alors on n’a pas trop le choix : pour entretenir la mémoire de cet homme il faut se résoudre à le voir en soldat.

Une seule photo le montre en compagnie de ses deux derniers-nés, mon père et sa sœur, on est en 1941 et ils viennent d’avoir un an, Otto les entoure chacun d’un bras, et passe fièrement sa tête entre celle des jumeaux, Horst et Karin. C’est l’été à Hambourg, il fait beau, la famille est réunie pour la dernière fois mais bien sûr à l’époque personne ne le sait. Un grand sourire lui barre le visage. Il a l’air heureux.

C’est de ces origines différentes, qui dans le récit que je me fais de moi-même sont contradictoires — même si en réalité, rien n’est contradictoire, c’est juste que la réalité est plastique, multiple, riche et donc passionnante — c’est de ces origines dont est tissé mon récit intime. Ecrivant cela, j’ai bien conscience qu’une identité multiple (ou perçue comme telle) est aujourd’hui quelque chose d’assez répandu, et que c’est l’une des déclinaisons possibles du fameux « Je est un autre » de Rimbaud. Et sans doute que, parmi les « amis d’Odessa », il se trouve un nombre fort élevé de gens qui, comme moi, ont « grandi entre les lignes », entre les langues, entre les cultures, etc.

 

De même que chez Maalouf, l’identité se forge autour du paradoxe d’être chrétien arabophone, chez moi aussi, l’identité s’est construite autour de ce paradoxe d’être le petit-fils d’un allemand nazi et d’un Juif rescapé de la Shoah.

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La « carte d’identité d’étranger » de mon arrière-grand père Avram Cosaï, barrée du fameux tampon « Juif »

Je dis que j’ai toujours vécu ça comme une opposition, et pourtant, j’en ai conscience, les identités multiples, ça n’est pas ce qui manque aujourd’hui. A l’heure où l’on peut être Français et Algérien, musulman et Israélien, Péruvien d’origine japonaise, mais encore gay et catholique pratiquant, écolo et mangeur de viande et grand voyageur, pourquoi moi, j’ai choisi de faire de cette dualité une opposition, et même une faille? Ressenti cela comme une tension?

 

Je vais aller un peu plus loin dans la présentation de moi-même. Je suis né en France de parents tous deux germanophones (quoique germanophones pour des raisons différentes), j’ai d’abord été élevé en allemand, puis j’ai appris le français à l’école maternelle. J’ai ensuite suivi un cursus franco-allemand à partir du collège, avant de devenir germaniste. Je crois que je peux dire de moi que je suis authentiquement bilingue et biculturel.

 

Et curieusement, je ne vois aucune opposition entre mon identité allemande et mon identité française, mais plutôt un enrichissement mutuel. Maalouf développe l’idée selon laquelle l’assignation à une seule identité est meurtrière, et c’est bien cela qui explique le titre de son essai: cette injonction à choisir ce qui en réalité peut parfaitement cohabiter, c’est une commodité (au mieux), mais le plus souvent c’est un appauvrissement du réel, et cette réduction nourrit par ailleurs fréquemment la xénophobie, le fascisme ou toutes sortes d’extrêmes. Alors oui, je me sens français et allemand, et ces deux identités, ces deux langues, ces deux cultures avec leurs traditions, s’enrichissent et se fécondent mutuellement.

Mais alors pourquoi mes deux grands-pères ne parviennent-ils pas à cohabiter dans mon esprit? Pourquoi est-ce que, depuis l’enfance, j’ai ressenti quelque chose de l’ordre non pas de l’opposition mais de l’impossibilité?

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Mon grand-père Alex sur les genoux de son père, Avram (1922)

Je crois que cela s’explique par le fait que nous sommes tous les romanciers de notre propre existence. Chacun se raconte, à sa manière, le roman de sa vie. Ça n’est pas pour rien que l’immense auteur colombien Gabriel García Márquez a intitulé son autobiographie: Vivre pour la raconter. On se raconte, parfois « on se la raconte » aussi, dans tous les sens du terme. Ce récit n’est bien sûr pas toujours écrit, il peut prendre la forme d’un flux de pensées ou d’un schéma narratif sommaire qu’on déroule aux gens avec qui nous faisons connaissance. C’est ce que j’appelle un  « roman mental », la façon dont nous arrangeons notre histoire dans notre narration intime. Car dans le secret de notre conscience, nous sommes tous les narrateurs secrets de notre vie. Parmi les milliers et les milliers d’éléments qui nous arrivent et nous constituent, nous opérons des choix, nous filtrons, nous sélectionnons les informations que nous jugeons dignes d’être retenues, tandis que les éléments les plus volatils disparaissent. Ainsi, avec le temps, se sédimente finalement le coeur de notre récit intime.

Moi, j’ai choisi de me raconter mon histoire comme celle du descendant d’un Juif et d’un nazi, récit d’une improbabilité aussi mystérieuse que stimulante.

 

Narration personnelle. Ecriture de soi. Appropriation d’une histoire, de son histoire, des histoires, de l’Histoire. Sans doute un peu par goût de l’exotisme, aussi.

Car on a tous grandi avec l’idée qu’on avait des racines ailleurs, pour beaucoup d’entre nous à Odessa, j’imagine. Parfois c’était connu et même important dès la jeunesse, d’autres l’ont découvert sur le tard, y sont restés indifférents ou bien se sont passionnés pour cela, chaque réaction est profondément individuelle. Et puis un jour, comme Isabelle Némirovski, on décide que c’est un élément central de notre identité, celui-là plus qu’un autre, c’est vital, et on fonde un cercle des amis d’Odessa, ou alors on effectue des recherches, ou bien on écrit un livre, ou encore on voyage et se rend sur place. J’ai dit « on décide » mais il va de soi que ça n’est pas une décision, comme quand on décide d’acheter une voiture, en réalité c’est le fruit d’une agrégation de petits faits, de récits, d’histoires, de rencontres. 

Et surtout — j’insiste — parce que c’est comme ça qu’on se raconte. A nous-mêmes. Aux autres. Je suis untel, je suis Français, Allemand, Israélien, que sais-je, et je viens d’ici, je viens de là. Mes parents, grands-parents, arrière-grands-parents vivaient, dans un autre  temps, à Akkerman ou bien à Odessa. Et quelque chose de nous se sent appartenir à cet endroit, à cette culture, à cette langue. Même si on n’y a jamais mis les pieds, même si on n’est pas juif, et même si on ne parle pas un traitre mot de russe ni de yiddish. Alors, parfois, on se met en branle, vers ce pays, vers cette culture, vers cette langue, vers cette religion peut-être. Et on se découvre dans ce voyage, on se transforme dans cet apprentissage… et, toujours, on se raconte.

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Moi, qu’est-ce qui m’a mis en branle vers ce passé? Des histoires bien sûr, toujours des histoires. C’est important, les histoires, ainsi que la façon dont on les écoute, dont on les retient, dont on les relie entre elles. Ce sont ces histoires qui constituent notre identité, qui nous rendent donc profondément uniques et qui nous distinguent de chaque autre être humain. Jamais deux personnes n’entendent une histoire de la même façon et jamais personne n’ira la raconter à son tour de la même façon qu’il l’a entendue. C’est en partie ce qui explique pourquoi ce récit des origines, qui est si important pour moi, le soit finalement si peu, ou si différemment, pour mon frère ou ma soeur. 

 

Mais on a tous besoin d’un récit pour vivre, alors je vais esquisser, juste esquisser ici, quelques-unes de ces histoires qui fournissent la trame de mon récit personnel, mais aussi de mon roman Mémoires fantômes.

 

L’une de ces histoires raconte comment le passé traumatique de la guerre et de la persécution a ressurgi juste avant la mort de mon grand-père juif Alex, dans une scène d’une bouleversante intensité sur laquelle j’ai choisi d’ouvrir Mémoires fantômes. Sur son lit de mort, quasi inconscient, juste avant de quitter la vie, il s’est brusquement réveillé et, dans son délire, il était en 1942 ou 1943, et il était traqué par les nazis. Il était Juif, il était pourchassé, et il s’est révolté avant de mourir. Ce récit m’a montré que les lignes de faille traversent l’histoire et même parfois les générations. Qu’elles nous relient par une corde invisible.

 

Mais il y a bien sûr d’autres histoires: par exemple ces récits contradictoires circulant dans la famille sur la mort de mon grand-père allemand Otto, quelques jours avant la fin de la guerre. Je dis circuler, mais le terme n’est pas exact. Car elles n’ont pas circulé, justement, elles ont ressurgi brusquement, par hasard, après avoir été figées pendant plus de soixante ans, me mettant en branle vers mon passé, vers l’un des récits dont je suis fait. De quoi est-il mort, ce grand-père, le 23 avril 1945, quelque part en Bavière? Ceci, c’est une enquête à part entière, où se mêlent les récits personnels, les « romans mentaux » des uns et des autres, mais aussi les documents d’archives. On y croise Victor Klemperer, au détour d’un chemin, qui nous apportera une petite lumière.

 

Interrogation, toujours: Quelle forme de responsabilité vis-à-vis de l’histoire induit le fait d’être le petit-fils d’un nazi? Et le fait d’être, par ailleurs, le petit-fils d’un Juif, me donne-t-il une plus grande liberté pour parler du nazisme? Etant plus jeune, j’ai un peu naïvement pensé que oui, je l’avoue. J’avais cette faculté d’être, selon les circonstances ou les interlocuteurs, allemand ou bien français, petit-fils d’un nazi et petit-fils d’un Juif, et curieusement je tirais de ces oppositions, aussi, un étrange sentiment de liberté. Je pouvais avoir accès au point de vue des uns et des autres, parfois dans leur langue, et je me figurais ainsi mieux les comprendre. Je pouvais me permettre de rire à l’humour énorme d’Edgar Hilsenrath, par exemple, cet humour que seul un Juif rescapé de la Shoah peut se permettre et auquel tout le monde ne peut pas rire. Disons que certaines personnes ne sont pas volontiers admises au banquet. Moi, je pouvais manger à toutes les tables, me semblait-il. Culturellement et linguistiquement, j’étais incontestablement allemand, me disais-je, mais quelque chose de moi se sentait aussi Juif. 

Etait-ce à tort ou à raison?

 

En effet, depuis l’enfance, je me suis aussi très souvent demandé si le fait d’être le descendant d’un Juif faisait de moi un Juif. Epineuse question. D’un point de vue religieux, je ne le suis certainement pas. Pas de circoncision rituelle, pas d’enseignement religieux — ni juif ni d’aucune autre sorte d’ailleurs — et suis resté toute ma vie un bien mauvais croyant, malgré le bref vacillement né de la lecture de Tolstoï à l’adolescence.  

Mais la spécificité du judaïsme, c’est d’être une religion en même temps qu’un peuple. Si je ne suis pas juif par la croyance, je suis peut-être tout de même un Juif athée? Juif par filiation, par tradition, par héritage? Alors, de ce point de vue là, suis-je davantage juif? Je crains de devoir répondre une seconde fois par la négative, puisque si, comme le veut la tradition, on devient Juif par la mère, alors le lien s’est rompu à la génération du dessus. Ma mère avait déjà cessé d’être juive avant moi, puisque seul son père était juif. Sa mère, elle, était une Allemande protestante.

Et pourtant, par quel bizarre entêtement est-ce que je refuse de ne pas me considérer comme juif? Pour être honnête, les critères « objectifs », religieux, ethniques ou rituels, appliqués depuis l’extérieur, m’indiffèrent. Car dans le récit que je me fais de moi-même, je suis — au moins en partie — juif. Parce que ma présence au monde relève du miracle de la survie d’Alex et qu’à ce titre, une partie de moi se sent profondément rattachée à l’histoire du peuple juif, et plus spécifiquement de sa persécution.

Pour résumer, et même si cette formule ne devait convaincre que moi-même, je m’affirmerais donc Juif de coeur.

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Alex, environ 1925

Pour conclure, je souhaiterais pousser le voyage jusqu’aux bords de la mer Noire pour nous rapprocher — enfin — de notre point de départ qu’est Odessa. Ma mémoire d’Akkerman, elle se résume aux histoires qu’on m’en a racontées, à ce que j’ai entendu, à ce que j’ai lu sur cette ville, ce qui donne d’autant plus d’importance aux récits.Akkerman pour moi, comme Odessa pour beaucoup, possède cet attrait un peu mythique, comme une cité promise qu’on rêverait de  connaître tout en craignant de la découvrir. Akkerman, ça sonne bien, me suis-je toujours dit, comme un nom juif, comme Chantal Akerman, par exemple. Aujourd’hui, je sais que c’est faux, et qu’Akkerman est le nom turc de la ville, qui a longtemps appartenu à l’empire ottoman avant d’être gagnée par les Russes au début du XIXe siècle. Mais curieusement, même pour les Russes, elle a longtemps continué à s’appeler Akkerman. Et c’est ainsi que mon grand-père l’appelait toujours. Akkerman a donc appartenu à l’empire russe à partir de 1812, et c’est la raison pour laquelle mon grand-père et toute la mishpucha bessarabe parlaient russe, même si, au moment de la naissance d’Alex, en 1922, Akkerman et la Bessarabie venaient d’être cédées à la Roumanie à l’issue de la Première Guerre mondiale. Et ce sont précisément ces tribulations politiques, culturelles et linguistiques, ainsi que le mélange des populations locales (Russes, Allemands, Grecs, Roumains, Juifs etc.) qui m’ont également toujours 

attirées. Akkerman m’a toujours fait l’effet (mais peut-être est-ce une illusion) d’un petit bout de terre multiculturel par essence, depuis toujours. À Akkerman, on est partout et on n’est nulle part. C’est un microcosme, un bout d’Europe  en exil au bord de la mer Noire, une terre de rencontres, de brassages et de mélanges. Je sais qu’on s’y côtoie plutôt qu’on ne s’y mélange, mais ça me plaît déjà beaucoup. Cette promesse de l’autre, inscrite au coeur de la ville, dans son histoire, dans ses pierres. Quand je me dis que je viens d’Akkerman, je me dis que je viens d’ailleurs, et j’avoue que ce récit-là me plaît. Comme un horizon qui s’ouvrirait derrière moi et qui serait aussi, je ne saurais dire exactement pourquoi, une fenêtre sur le futur, une promesse pour l’avenir.

Akkerman donc, où la famille de mon grand-père menait grand train. On y possédait des terres, mais  aussi une librairie dans la rue Mihai Viteazul. On y avait une cave dans laquelle on entreposait de grands pains de glace qu’on conservait pour les jours chauds de l’été. Un oncle d’Alex lui avait ouvert une assurance-vie à la banque de Bucarest, pour financer un jour ses études ou lui permettre de s’implanter dans la vie. Il n’en a bien sûr jamais vu un sou, car cette promesse de richesse a été engloutie dans la Shoah, comme toute la famille d’Akkerman, du reste.  Et puis, Akkerman, c’est aussi la patrie d’un ancêtre lointain, Maxim Karolik, dont je possède une montre à gousset en or,  gravée à  son nom en lettres déliées, et qui avait connu 

Alex et  grand-père

Alex et son grand-père, Iacob Sidicman

une carrière de ténor. D’abord à Saint Pétersbourg, puis à Odessa, et enfin en Amérique. Il fut connu, j’oserais même dire: célèbre. Célèbre au point que, dans les annales du Time, on trouve plusieurs articles qui lui sont consacrés. Je les ai achetés. Je les ai lus. S’il fut connu, ce n’était pas en raison de ses talents de chanteur, qui sont ouvertement moqués dans

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Alex et sa grand-mère, Berta Sidicman

les articles; c’était un piètre chanteur, un Caruso de foire affectant des manières de prince russe, un ténor excentrique et gesticulant. Non, s’il fut connu, c’est parce qu’il épousa Martha Codman, alors l’héritière d’une des plus grandes fortunes américaines et qu’avec cette fortune, il collectionna les peintres américains, jusqu’à former la plus grande collection d’art américain du XIXe siècle, depuis léguée au Museum of Fine Arts de Boston. Ces noces avec Martha Codman firent jaser, bien sûr: il avait 35 ans, elle 70, et l’on ne peut exclure que ce fut très intéressé de sa part. Sa nouvelle fortune lui ouvrait les portes de tous les opéras, il put se produire au Carnegie Hall, à New York, à Boston, un peu partout, enregistrer des disques. Un jour, cet homme qu’on disait peu fait pour la vie pratique, s’était  fait  déposer  par  son  ami  Ralph  Carpenter  sur Times

Square, dans le coeur battant de New York. Incommodé par le bruit et la foule, incapable de se repérer dans cette ville tentaculaire, il se fit ramener en taxi jusqu’au Ritz-Carlton de Boston, puisque c’est là qu’il descendait toujours, quand il n’était pas dans sa résidence de Newport, sur Rhode Island.

Pour moi, Akkerman c’était donc ces récits un peu fous, l’histoire fabuleuse d’une aisance passée, et une promesse d’exotisme inscrite magiquement dans le mot de Bessarabie, ce mot dans lequel, enfant, j’entendais surtout Arabie, et ce nom, comme une promesse magique, ouvrait la porte vers l’orient, les Mille et Une Nuits, et tout un imaginaire merveilleux. Et cet  imaginaire était nourri par les quelques photos d’Alex enfant, sur lesquelles il posait dans d’exotiques costumes de lin ou de jolie marinières de moussaillon, devant des maisons basses, sur d’estivales chaises en osier. Ou alors j’avais des cartes postales de sa mère, Rahil, prenant des poses de sirène sur des plages du bord de la mer Noire.

Voilà de quoi se compose, pour moi, la mémoire d’Akkerman, qui est aussi devenue, parce que je l’ai choisi, une partie de mon identité.

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Rahil, la mère d’Alex, sur une plage de la mer Noire

D’Akkerman, il est maintenant temps de revenir à Paris, en compagnie d’Alex, qui a 5 ans lorsqu’il débarque ici. On est en 1927 et pendant encore une dizaine d’années, il retournera chaque été au bord de la mer Noire. Ensuite, il refusera catégoriquement d’y remettre les pieds. Pourquoi? Parce que tout le monde, là-bas, a péri dans la Shoah. Dans des camps ou des massacres abominables. Et qu’il ne voulait pas confronter la réalité de ce qu’était devenue cette ville avec la beauté de ses souvenirs d’enfance. 

Et puis, pour lui, c’est à Paris que devait se jouer sa survie pendant l’occupation allemande, à quelques encablures du stationnement de mon autre grand-père, Otto, à Saint-Leu-la-Forêt.

C’est ici que les deux fils de mon identité se rencontrent, et c’est à partir de là que j’ai entrepris de les démêler, pour ensuite les retisser, à ma manière.

Quand je vous dis que nous sommes faits de la matière de notre mémoire et que l’identité est tissée de récits…

Pour moi, le voyage, je crois, ne fait que commencer.

Stéphane Gödicke (14 janvier 2021)

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Le livre de Stéphane Gödicke Mémoires fantômes vient de paraître aux éditions Passage(s).

Vous pouvez vous le commander directement sur le site de l'éditeur : http://www.editionspassages.fr/escales/

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