Odessa et ses chansons
par Ada Shlaen
Pendant la guerre civile qui a suivi la révolution d’octobre 1917, Odessa est devenue un refuge pour de nombreux artistes russes qui ont choisi cette ville gaie et généreuse du Sud dans l’attente d’une clarification de la situation politique. Pour certains, comme Ivan Bounine, le premier écrivain russe à recevoir le prix Nobel de littérature en 1933, ce séjour sera le premier arrêt sur la route de l’exil. Mais de nombreux jeunes, souvent d’ailleurs natifs d’Odessa, se sentaient tout à fait à l’aise dans ce monde en train de changer. Plus tard, les critiques littéraires et les professeurs de littérature arriveront même à la conclusion qu’à cette époque à Odessa une nouvelle école littéraire est apparue. Elle se caractérisait par des traits communs : l’ironie, le sarcasme, une certaine préférence pour des formes courtes comme récits et nouvelles, un intérêt réel pour le théâtre et le cinéma, encore tout balbutiant, une mise en valeur des genres « mineurs » comme la chanson, la ballade, les sketchs et les anecdotes de cabarets …
Parmi ces auteurs en France nous connaissons surtout Isaac Babel. Le nom de Valentin Kataïev[1], l’auteur de la pièce Je veux voir Mioussov, jouée déjà sur les scènes parisiennes, mérite certainement d’être retenu. On peut signaler que dans ce groupe les Juifs étaient nombreux : Isaac Babel, Edouard Bagritski[2], Ilya Ilf[3], Vera Inber[4]… mais ils étaient surtout de jeunes odessites! Dans cette ambiance accueillante, propre à la ville, Ilya Ilf a formé un duo incomparable avec Eugène Petrov[5], le petit-fils d’un prêtre orthodoxe. Ils sont devenus auteurs des romans cultes de cette époque les Douze chaises et le Veau d’or, reliés par le héros principal Ostap Bender. En Union Soviétique ces deux œuvres étaient souvent adaptées pour la scène et portées à l’écran.
Dans les années 20 ces jeunes écrivains étaient souvent publiés dans le journal local, le Marin, devenu leur tribune. On trouvait aussi leurs signatures dans les autres publications de la ville comme les Nouvelles d’Odessa et le Feuillet d’Odessa qui avaient d’ailleurs des tirages journaliers assez conséquents, atteignant 40 000 exemplaires. Des lecteurs lisaient aussi volontiers les textes d’un certain Yakov Yadov, un transfuge de Kiev, où les pogromes des soldats de Petlioura faisaient rage.
Yakov Yadov était un pseudonyme de Yakov Davydov, un auteur bilingue, possédant le russe et l’ukrainien. Sa plume était bien acérée et il excellait dans tous les genres journalistiques : informations, articles de fond, publicités, commentaires, chronique judiciaire… Il écrivait volontiers des chansons et des sketchs pour ses amis acteurs. Né à Kiev, le journaliste habitait dans le quartier de Podol où depuis des siècles, les Juifs étaient en nombre ; il y avait ses habitudes et connaissait tout le monde. De temps en temps, en se rendant dans sa rédaction, il passait par la boulangerie de Bagelman pour acheter quelques bagels que les Russes appellent des boubliki, bien frais, en guise de déjeuner.
Mais la guerre civile a fait fuir un grand nombre des Juifs de Podol et de toute l’Ukraine. C’est ainsi que Yakov Yadov arriva à Odessa, tandis que son boulanger préféré avec toute sa famille continua bien plus loin et débarqua aux Etats-Unis où il reprit ses activités. Avec les autres représentants de sa profession qui à l’époque quittaient par vagues l’Europe de l’Est, il œuvra à l’introduction dans la civilisation nord-américaine de cette invention capitale pour la culture gastronomique qu’était le bagel, un peu salé, bien gonflé et croustillant, indispensable à la fabrication des sandwichs !
Yakov Yadov n’a pas poussé aussi loin son voyage, surtout qu’il avait trouvé un travail régulier dans le journal Les Nouvelles d’Odessa et il écrivait aussi sous des pseudonymes divers pour Le Marin, considéré à l’époque comme le club des jeunes auteurs en train de devenir des gloires naissantes de la littérature soviétique. La guerre civile venait de s’achever et le gouvernement soviétique était forcé d’introduire la Nouvelle Politique Economique (NEP) pour donner un peu d’oxygène au pays complétement désorganisé et ruiné. La NEP a permis de souffler un peu ; dans la ville, comme des champignons après la pluie, poussaient des petits cabarets, de boîtes de nuit. A Odessa aussi Yakov Davydov-Yadov continuait à écrire, avec bonheur, pour ses amis chansonniers. Son plus grand succès sera la chanson « Boublitchki » écrite en 1926. Je vous propose deux enregistrements de ce classique, le premier en yiddish du duo The Barry Sisters et le second en russe de Léonide Outiessov[6].
Il existe une opinion, fausse d’ailleurs, selon laquelle il s’agirait d’une chanson populaire russe, or nous connaissons les circonstances dans lesquelles Yadov l’avait écrite. Un jour il se mit au travail à la demande de son ami Grigori Krassavine qui se produisait dans un cabaret d’Odessa et souhaitait renouveler son répertoire. D’après des témoignages concordants, le texte, assez long, 10 strophes, fut écrit en 30 minutes. Il raconte l’histoire d’une pauvre fille, tiraillée entre son ivrogne de père et les autres membres de sa famille qui ne sont pas mieux. Elle essaie de gagner sa vie en vendant des « boublichki », d’où le fameux refrain « koupitie boublichki »/ « achetez des petits bagels ». En ce qui concerne la musique, Krassavine s’est inspiré d’une mélodie yiddish assez connue « Dos Zekele mit Koilen ». Faites la comparaison :
La chanson est devenue rapidement très populaire et elle a été traduite en plusieurs langues, y compris évidemment en yiddish. Au fil des ans elle a connu beaucoup de variantes, d’où probablement cette idée profondément ancrée d’être tirée du folklore russe.
Yakov Yadov est aussi l’auteur de paroles de la chanson « Limonchiki » sur la musique de Lev Zingertal. Voici l’un des arrangements en russe de Léonide Outiessov :
Сomme on ne prête qu’aux riches, d’après certaines sources, Yadov serait aussi l’auteur de la fameuse «Mourka». Cette chanson connait un nombre incalculable de versions, en plusieurs langues, y compris en yiddish et hébreu et il n’est pas exclu, que Yadov soit l’auteur de l’une d’elles. Je vous propose une version orchestrale :
Les années 1920 ont été les plus intéressantes et fécondes dans la vie et l’œuvre de Yakov Yadov. Or en 1929 le gouvernement bolchévique a arrêté définitivement la NEP, passant à la collectivisation et l’industrialisation forcées. Les écrivains doivent supporter alors la censure de plus en plus féroce et les auteurs des genres « mineurs », chers aux odessites sont qualifiés « d’ennemis de classe ».
Yadov quitta alors Odessa où il était trop connu et déménagea pour Moscou. Mais sa vie n’était pas devenue plus facile pour autant, il était exclu des organisations professionnelles, comme Litfond ce qui le condamnait à une vie misérable. Il est mort en 1940. Un fait significatif : sa femme lui a survécu d’une vingtaine années, elle vivait assez pauvrement, alors Léonide Outiessov et sa femme étaient les seules personnes à l’aider.
Jusqu’à la mort de Staline, (5 mars 1953) Yakov Yadov semblait être totalement oublié par le publique soviétique. Evidemment cet oubli n’était jamais total, mais ses chansons ont quitté la vie publique, se réfugiant dans la sphère privée, hors du contrôle des autorités. C’était une période où certains genres musicaux comme le jazz ou la musique klezmer pouvaient vous valoir les pires persécutions. On peut donner l’exemple du jazzman Eddy Rosner[7] qui avait passé plusieurs années dans les camps de la Kolyma.
Mais pendant ce temps-là les chansons de Yakov Yadov devenaient populaires aux Etats-Unis, en premier lieu, évidemment les Boublichki !
Certainement la version la plus connue était chantée par le duo The Barry Sisters, qui étaient les descendantes directes du boulanger kiévien Bagelman chez qui Yakov Yadov achetait ses boublichki. Il s’agissait de ses petites-filles, Clara (née en 1920) et Minnie (née en 1923). Toutes les deux étaient ravissantes, ayant hérité la beauté de leur mère, Esther, qui venait de Vienne. Lorsqu’elles étaient petites, les parents se sont rendu compte de leurs dons musicaux et les fillettes ont pu avoir de bons maîtres. Leurs débuts datent des années 1930 quand elles participaient aux émissions d’une radio juive de New-York, elles chantaient souvent la chanson de Yadov, déjà très populaire parmi les Juifs de la « Grosse Pomme[8] ». Ensuite elles ont formé leur duo qui portait tout d’abord le nom de « Bagelman sisters » mais plus tard ont américanisé leur nom en « Barry Sisters ». Elles étaient déjà bien célèbres à la veille de la Seconde Guerre mondiale et ont chanté jusqu’aux années 1970. Elles ont enregistré pendant ces années onze albums avec les chansons yiddish les plus connues. Malheureusement la mort de Minnie en 1976 a arrêté à tout jamais la carrière du duo. Clara est morte bien plus tard, en 2014 et elle participait parfois sur NPR radio show dans les émissions qui s’intitulaient Thé Yiddish Radio Project. Le succès de « Barry Sisters » s’explique par plusieurs facteurs. Elles avaient de jolies voix qui s’accordaient à merveille, leurs chansons étaient déjà connues et plaisaient aux oreilles des descendants des Juifs d’Europe ; en même temps des arrangements musicaux nouveaux les faisaient sentir comme de la musique de jazz ce qui élargissait encore le nombre de leurs admirateurs. Bref elles plaisaient à tous les publics.
Probablement sans le vouloir, le duo de petites-filles du boulanger de Kiev a joué un rôle non négligeable pour des Juifs soviétiques qui ont connu une acculturation poussée pendant le régime soviétique. Après la mort de Staline à Moscou s’était tenu du 14 au 25 février 1956 le XXème Congrès du parti communiste soviétique qui a officialisé le « dégel » politique. Alors les relations entre l’Union Soviétique et l’Occident se sont un peu apaisées. Malgré les crises, comme la révolte hongroise (1956), « l’octobre polonais » (1956) la crise de Suez (toujours 1956), la politique de la détente était lancée.
De cette période il nous reste quelques symboles comme la visite de Nikita Khrouchtchev aux Etats-Unis (1959), la grande exposition de Pablo Picasso à Moscou (1956), organisée grâce à Ilya Ehrenbourg et surtout deux expositions presque simultanées de l’été 1959. A New-York le 30 juin a été inaugurée l’Exposition de l’URSS et le 25 juillet une exposition similaire américaine était présentée aux citoyens soviétiques qui pouvaient prendre connaissance du tableau vivant de « way of life » américain dans le parc de Sokolniki.
Parallèlement dans le Théâtre Vert du parc Gorki se produisaient des artistes américains, parmi lesquels il y avait le duo Barry Sisters ! Elles ont commencé leur concert en chantant « Boublichki, koïf maïne beïgelekh… ». Les Juifs de Moscou redécouvraient le yiddish presqu’oublié. Ensuite elles ont chanté en russe Les yeux noirs comme une musique de jazz, une vraie nouveauté en Union Soviétique. Les ovations duraient indéfiniment !
Evidemment à cette époque on ne pouvait pas acheter leurs disques en URSS, mais quelques exemplaires ont pu quand même parvenir grâce aux étrangers qui depuis le dégel, avaient moins peur de traverser la frontière soviétique. Ensuite des jeunes Juifs qui commençaient déjà à organiser leur samizdat, faisaient des duplicatas clandestins des enregistrements sur des disques mous. Comme matière première ils utilisaient des vieilles radiographies, d’où le surnom de « disques sur des os », donné à ce produit, assez prisé sur le marché noir.
Il y a quelques années je me trouvais à Odessa en septembre, à l’époque des fêtes importantes juives comme Rosh-Ha-Shana. Je garde le souvenir de quelques scènes qui prouvent la présence juive dans la ville, même si les Juifs ne sont plus très nombreux. J’étais dans le Passage, où deux personnes, une femme et un homme, bavardaient tout à fait amicalement. Elle avait un type slave très prononcé, une belle blonde, assez plantureuse. J’ai entendu ses paroles, prononcées d’un ton très avenant : Bonne fête à vous et à toute la famille ! (С праздничком вас и всех ваших !)
A la même époque un festival klezmer a débuté ; une scène était dressée dans la rue Deribassovskaïa. Il y avait plusieurs chanteurs, des groupes, des danseurs. Nous avons pu entendre plusieurs versions de Boublichki. Je ne suis pas sûre que tout le monde connût le nom de Yakov Yadov, mais tous aimaient sa chanson !
(décembre 2019)
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[1] Valentin Kataïev (1897-1986), né à Odessa, mort à Moscou. Il débuta à Odessa, mais à la fin des années 1920 s’installa dans la capitale. Grâce à son style léger et ironique, loin du pathos du réalisme socialiste, il reste un auteur très agréable à lire.
[2] Edouard Bagritski (1895-1934) Ce poète, né dans une famille juive d’Odessa, a choisi de suivre les bolchéviques au moment de la révolution d’octobre. Pendant la guerre civile, comme Isaac Babel, il avait rejoint l’Armée rouge. En 1925 il s’installa à Moscou où il est mort d’asthme en 1934. Bagritski était très populaire en URSS et sa mort, juste avant les grandes purges, lui a fait certainement éviter des persécutions.
[3] Ilya Ilf, né Leïb Faysilberg. (1897-1937) Il a commencé à écrire au début des années 1920, mais devient vraiment connu à partir de 1927, quand il se met à écrire « en duo » avec Eugène Petrov. Malheureusement il est mort prématurément de tuberculose en 1937, mais reste toujours très apprécié en Russie. En français il existe des traductions des œuvres principales du « duo » : Les douze chaises, le Veau d’or et l’Amérique : roman-reportage.
[4] Vera Inbert (1890-1972) Elle est née dans une famille juive assez prospère d’Odessa. Son père était éditeur et sa mère enseignait dans un lycée. Son premier recueil de poèmes était publié en 1914, juste avant la guerre. Vera Inbert était très appréciée par des lecteurs soviétiques. Témoin du siège de Léningrad, elle publia en 1945 son journal, un document poignant, traduit d’ailleurs en français.
[5] Eugène Petrov (1902-1942) Il était le frère cadet de Valentin Kataïev. Il a pris ce pseudonyme en 1924 pour se distinguer de son aîné, un écrivain déjà connu à l’époque. Le duo avec Ilf est apparu en 1927 et leur écriture commune était interrompue par la mort d’Ilya Ilf. Quant à Eugène Petrov, devenu pendant la guerre un correspondant de guerre parmi les plus courageux, il est mort dans une catastrophe aérienne en 1942 à l’âge de quarante ans.
[6] Leonid Outiessov (1895-1982) Il est né à Odessa sous le nom de Lazare Weyssbeyn. Il peut être considéré comme l’odessite le plus connu de l’URSS, symbolisant la ville à lui tout seul ! Il a introduit le jazz dans la culture musicale des Russes et est devenu le premier chanteur et acteur comique à recevoir en 1965 le titre officiel de de l’Artiste du peuple de l’URSS. Sans aucun doute il mérite un long article ! Depuis 2000 il a d’ailleurs son monument dans le centre de la ville : https://ua.igotoworld.com/ru/poi_object/78120_pamyatnik-utesovu-odessa.htm
[7] Eddie Rosner on peut lire cet article https://mabatim.info/2017/11/16/le-destin-tumultueux-deddie-rosner/ ou voir le film Le Jazzman du goulag Documentaire par Natalia Sazonova et Pierre-Henry Salfati (France, 1999, 58 min)
[8] The Big Apple est le surnom bien connu de New-York.