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Les Juifs des rivages de la Baltique

par Ada Shlaen 

   La Baltique, la plus jeune étendue maritime de notre planète, se trouve dans le nord de l’Europe et est reliée à l’Océan Atlantique par la mer du Nord. Sa superficie atteint 404 354 km² et elle se caractérise par des conditions hydrographiques et climatiques particulières, étant l’une des plus grandes étendues d’eau salée du monde et représentant un écosystème riche mais vulnérable, surtout par la faute des activités humaines que ce soient des forages ou des actions militaires. Il suffit d’évoquer de très nombreux sous-marins soviétiques, sabordés par des Allemands entre le mois de juin et d’octobre 1941, quand une vingtaine d’unités de la marine furent coulées par le fond ! En 1945 c’était le tour de la Kriegsmarine de compter ses bateaux perdus ; par exemple le 30 janvier le Wilhelm Gustloft fut torpillé avec ses 9000 passagers ! C’était l’une des plus grandes catastrophes maritimes de tous les temps par le nombre de ses victimes ! Au XXIème siècle il s’agit plutôt des catastrophes technologiques comme des mystérieuses explosions sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2 qui ont été sabotés le 27 septembre 2022. 

   Neuf pays avec l’histoire, les réalités politiques, sociales et économiques multiples et parfois contradictoires se partagent ses rivages : l'Allemagne, le Danemark, l'Estonie, la Finlande, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Russie et la Suède. Certains ont des similitudes réelles comme la Suède, le Danemark et la Finlande, auxquels il faudrait aussi adjoindre l’Islande et la Norvège, bien plus septentrionales. Grâce à leurs origines proches, à la proximité linguistique et à une certaine spécificité culturelle, ils forment une aire de civilisation commune. Leur l’héritage collectif repose sur le protestantisme luthérien, le modèle commun de société, basé sur des larges libertés individuelles et un fort sens de la communauté et même sur des sagas vikings. Cette ancienne parenté s’était traduite entre 1397 et 1523 par l’existence d’une sorte de confédération qui englobait ces pays sous le nom de l’Union de Kalmar.

   Les trois autres pays de la région, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie, sont souvent regroupés sous la dénomination commune d’Etats Baltes. Or ce nom générique prête à confusion ; en l’utilisant nous voyons un ensemble, sans distinguer ses composantes. Certes, ces états sont situés sur des rivages de la mer Baltique, ils étaient dans le passé récent des républiques soviétiques et ont intégré l’Union européenne le même jour, le 1er mai 2004. Pourtant chacun possède ses spécificités et ses particularités historiques, religieuses, culturelles, linguistiques, économiques et géopolitiques… Ainsi pendant des siècles la Lituanie était très liée à la Pologne qui d’ailleurs avait mis du temps pour accepter son indépendance. Encore dans la période 1918-1939, la capitale actuelle, Vilnius, (appelée par des Polonais, Vilno) et les régions environnantes faisaient partie de la Pologne. En ce qui concerne la Lettonie et l’Estonie ces deux pays semblent être très attachés à la mer, contrairement à la Lituanie, bien plus agricole. Même leurs capitales, Riga et Tallin sont des ports importants.

   Ces différences sont aussi propres aux communautés juives de la région ; en Lituanie l’installation des Juifs date du XIVème siècle, même si des contacts entre les marchands de passage et la population autochtone furent bien antérieurs. Dans les années 1920 sur la population totale de 2 700 000 personnes les Litvak atteignaient 10%, mais ils dépassaient 20% dans les grandes villes comme Vilno ou Kaunas.

   En Lettonie, des Juifs plus modestes en nombre, s’établirent plus tard, à partir de la fin du XVIème, mais ils étaient très actifs dans la vie politique, culturelle et sociale, quant à l’Estonie, le plus petit de pays baltes, le peuplement juif y apparut seulement au début du XIXème siècle et de plus il était assez restreint, ne dépassant pas quelques milliers de personnes. 

   Pour être plus précis, des marchands juifs passaient régulièrement par des rivages de la Baltique à l’époque de l’Empire romain, surtout sur des terres où avec le temps se formèrent des principautés allemandes. Au cours des siècles, des communautés juives s’y installèrent ce qui explique d’ailleurs des parentés entre l’allemand et le yiddish. En ce qui concernent des régions habitées par des tribus slaves, les premières apparitions de ces négociants, attirés par l’ambre et des fourrures, datent du Xème siècle. Ainsi en 960 un certain Ibrahim Ibn Jaqub séjourna sur les terres où l’Etat polonais était à ses prémisses et en laissa une description détaillée. 

   A cette période, aura lieu le baptême du prince Mieszko, le premier souverain du Royaume de Pologne, issu de la dynastie des Piast. Par ce geste il s’était placé dans la sphère de la civilisation latine et il avait acquis l’indépendance par rapport au Saint-Empire romain germanique qui déjà à l’époque voulait s’étendre vers l’est, prônant le « Drang nach Osten »[1]. A l’époque de la formation de ce jeune Etat, en Europe occidentale avaient débuté les Croisades qui provoquèrent l’expulsion massive des Juifs ; un certain nombre s’était réfugié en Pologne où les rois et la noblesse considéraient que leur présence accélérait le développement de villes.  Ils étaient bien accueillis et avaient droit de former des communautés autonomes (kehillot).  Au XIIIème siècle ils avaient même obtenu un statut très favorable, dont témoigne la Chartre de Kalisz[2] établie par un autre représentant de la dynastie des Piast, Boleslaw le Pieux en 1264. 

   Au siècle suivant un très lointain descendant de Mieszko I, le roi Casimir le Grand[3] (1310-1370), le dernier représentant de la dynastie des Piast, était même considéré comme le protecteur de Juifs. Alors qu’à la même époque, ils étaient de nouveau expulsés de plusieurs pays d’Europe (Angleterre, Allemagne, Italie, Espagne, Portugal, France…), ils vont être les bienvenus en Pologne. Pendant son règne au sud de Cracovie, qui fut alors la capitale de la Pologne, une ville fortifiée vit le jour qui prit le nom du roi et où de nombreux Juifs s’installèrent à côté de la communauté chrétienne. Les deux vivaient tout à fait en harmonie. Kazimierz, avec ses nombreuses synagogues et ses yeshivot deviendra avec le temps un important centre de la vie religieuse et culturelle. 

  Le peuplement juif dans les pays riverains de la Baltique, reflétait le renforcement politique de la Pologne. Pour commencer on les retrouve dans la principauté de Lituanie, dont la famille princière entretenait des liens étroits avec la Pologne voisine. Nous étions alors à l’époque où la stabilité des pays était souvent basée sur des liens matrimoniaux des familles régnantes. Pour cette raison Casimir épousa en 1325, la princesse lituanienne Aldona, la fille du grand-duc Gediminas, qui accepta de se convertir au catholicisme alors que les populations baltes du grand-duché de Lituanie étaient païennes et assez hostiles aux chrétiens polonais. La Lituanie sera christianisée plus tard, déjà après la mort de Casimir le Grand.

    Le dernier Piast est mort en 1370 sans laisser d’héritier mâle ; or en Pologne, à l’exemple de la France, la loi salique[4] était en vigueur. Dans son testament le roi désigna comme successeur son neveu, le roi de Hongrie, Louis le Grand. Mais en 1382, à la mort de Louis, le même scenario s’était reproduit car il avait seulement deux filles, Marie et Hedwige. Marie va devenir la reine de Hongrie, tandis que la Diète polonaise, après de longues délibérations accepta Hedwige. L’adolescente de 14 ans fut couronnée à Cracovie en octobre 1384 en tant que le « Roi de Pologne » (« Hedvig Rex Poloniæ ») et non pas « Hedvig Regina Poloniæ ». Cette finesse grammaticale était très importante, car le masculin indiquait qu’elle était monarque de plein droit et non pas l’épouse du roi. De plus, on lui imposa comme époux le grand-duc de Lituanie, Jogaila, qui avait 20 ans de plus qu’elle. Pour ceindre la couronne de la Pologne, il devait se convertir au catholicisme, entrainant tout son peuple derrière lui. La très pieuse Hedwige accepta toutes ces exigences, sacrifiant sa vie personnelle pour le bien du pays. Dès son vivant, elle fut très populaire, menant une vie fort modeste et toujours prête à aider les autres. Même de nos jours, en Pologne, elle est considérée comme la protectrice du pays et elle fut canonisée par Jean-Paul II en 1997.

 

    Le choix de Jogaila qui prit lors de son baptême le prénom de Ladislas (en polonais Władysław), s’avéra être bien juste, car cet excellent chef militaire remplit toutes les conditions qui lui furent posées et pendant son long règne (1386-1434) la christianisation de la Lituanie progressa à grands pas. Le roi, le premier de la dynastie des Jagellon, continua l’œuvre de Casimir, en maintenant et renforçant même l’influence de la Pologne parmi les cours européennes. Dans la foulée la Pologne devint non seulement une grande puissance régionale, mais aussi le plus vaste état européen, car son territoire s’étendait de la mer Baltique à la mer Noire. Le pic de la puissance du pays, appelé alors la République des Deux Nations, car elle réunissait le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie, se place entre le XVème et le XVIIème siècles. Pour comparer il suffit d’indiquer que la surface de la Lituanie moderne avoisine 65 303 km2 tandis qu’au XVIème siècle le pays couvrait 350 000km2 ! D’ailleurs à cette époque même les territoires, devenus plus tard la Lettonie et l’Estonie, faisaient partie de la République des Deux Nations.Cracovie semblait alors trop excentrée pour ce grand pays et à la fin du XVIème siècle la capitale fut transférée à Varsovie qui avait une position bien plus centrale. Mais au XVIIIème siècle la puissance de la Pologne avait décliné et la République des Deux Nations en 1795 fut effacée de la carte de l’Europe à cause des partages au profit de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche pour 123 ans jusqu’en 1918. 

    Dans ce double Etat, les Juifs pouvaient se déplacer librement et nous les retrouvons au XIVème siècle en Lituanie où après le mariage de Casimir avec la fille du grand-duc Gediminas, ils s’installaient de plus en plus nombreux. Par ailleurs ses successeurs, prirent l’exemple sur leur « parentèle » polonaise, en garantissant par des chartres de protection le droit de libre circulation et l’autorisation à créer des communautés autonomes. Rapidement les écoles talmudiques de Cracovie, Lublin et surtout de Vilnius devinrent célèbres en Europe ; avec le temps la capitale de Lituanie, Vilno deviendra un centre très important de la vie juive ; considérée comme le plus important foyer de la culture juive au monde.  Pour cette raison d’ailleurs la ville sera surnommée la Jérusalem de Nord. Elle était alors réputée pour ses Sages, ses érudits et sa vie intellectuelle en pleine effervescence. Même les partages n’affecteront pas cette vitalité, car Vilno gardera le rayonnement spirituel et intellectuel qui sera surtout symbolisé par le rabbi Eliahu, surnommé le Gaon de Vilnius[5]. Bref durant des siècles la Lituanie qui faisait partie de la Zone de résidence[6], constituera au sein du monde juif ashkénaze le noyau même du « Yiddishland ». A la veille de la seconde guerre mondiale la population juive de la Lituanie atteignait presque 200 000 personnes.

    Ce riche patrimoine dut être reconstruit après des destructions massives causées par des cosaques ukrainiens lors de la révolte de Bohdan Khmelnitski[7] au XVIIème siècle. D’après des estimations, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le patrimoine religieux sur le territoire de l’actuelle Lituanie comptait entre 500 et 600 lieux de culte, synagogues et oratoires, dont une centaine dans la capitale. Mais la vie religieuse n’épuisait pas le rôle de Vilnius. Plusieurs domaines laïques, comme l’éducation ou bien l’édition tenaient une place importante dans la ville. La période d’entre-deux guerres fut même tout particulièrement brillante pour des chercheurs et des linguistes grâce à l’installation en 1925 de l’Institut scientifique juif, connu sous l’acronyme YIVO[8]. Le fait que le YIVO fut installé à Vilnius, et non à Berlin ou bien à Varsovie, vint encore renforcer son caractère de capitale mondiale de la diaspora. La ville fut aussi un important centre de la vie politique pour le mouvement sioniste, socialiste, voire bolchévique. Ainsi les 7,8, et 9 octobre 1897 à Vilnius fut fondé le mouvement socialiste et laïque du Bund[9], très populaire parmi la population urbaine juive jusqu’en 1939 et même au-delà car il joua un rôle important dans la résistance des ghettos sur le territoire de la Pologne et de la Lituanie.

      

   Si l’histoire de la Lituanie est étroitement liée à celle de la Pologne, la Lettonie et l’Estonie gravitaient dans le monde germano-scandinave et se retrouvèrent à partir du XVIIIème siècle dans la zone d’influence russe. Encore durant le XIème siècle, quand débuta la christianisation des Slaves, les rivages de la Baltique étaient habités par des peuples païens, très attachés à leurs rites et leurs croyances. Ces régions côtières seront converties seulement au XIIème, voire au XIIIème siècle grâce à l’action des ordres des moines-soldats[10] comme les chevaliers Teutoniques. De cette époque date la construction des forteresses, comme celles de Riga ou bien de Tallinn, les futures capitales de la Lettonie et de l’Estonie.  Ces deux pays semblent avoir des points communs, comme la présence des riches propriétaires terriens et des riches marchands, d’origine germanique et qui maintenaient les populations locales en servitude jusqu’au XVIIIème, voire XIXème siècle.  Mais le lien le plus important sera une forte emprise russe à partir du règne de Pierre le Grand qui en 1721 sortit vainqueur de la Grande Guerre du Nord qui dura plus de vingt ans, en impliquant plusieurs pays, riverains de la Baltique. A partir de cette époque et pratiquement jusqu’à la victoire des bolchéviks en 1917, la Russie va devenir le pays le plus puissant de la région.

   En principe d’après des lois de l’Empire russe, les Juifs n’étaient même pas autorisés à résider sur ces territoires, fortement germanisés par des barons baltes, des descendants lointains des ordres monastiques si puissants au Moyen-Age. La présence des Juifs était toujours fortement règlementée dans des villes marchandes de la région qui faisaient partie de la ligue hanséatique[11] antérieure à l’incorporation de ces terres dans l’Empire russe et les autorisations n’étaient données qu’à compte-gouttes ; cette interdiction fut levée seulement en 1865 par le tsar Alexandre II.

  Néanmoins en Lettonie une communauté assez nombreuse et active s’était formée dans la seconde moitié du XIXème siècle et surtout dans la période de l’entre-deux-guerres, alors que le pays vivait sa première indépendance, interrompue par l’occupation soviétique de 1940. La plupart des Juifs vivaient alors à Riga et dans le grand port Lipaia, connu aussi sous son nom allemand de Libau. En 1900,  sa communauté juive comptait 10 860 personnes, dépassant même légèrement celles des Allemands (10 210) et des Lettons (9945) ! Ce port, libre de glaces en hiver, était très actif et est devenu le point principal de départ pour de nombreux immigrants juifs de l’Empire russe à destination des Etats-Unis.

    Riga, la capitale du pays, est célèbre pour ses nombreux bâtiments dans le style Art nouveau ; d’ailleurs pour cette raison la ville est inscrite sur la liste du patrimoine de l’UNESCO. Parmi les noms des architectes les plus connus, il y avait Mikhaïl Ossipovitch Eisenstein (1867-1921), issu d’une famille de marchands juifs, installée en Ukraine, à Biela Tserkva. Nous pouvons admirer ses œuvres très spectaculaires dans les rues Alberta, Strelniku, Elizabetes. Ce monarchiste fervent émigra en Allemagne après la révolution d’octobre où il est mort en 1921 à l’âge de 54 ans. Mais cette famille était riche de deux personnalités remarquables : Mikhaïl Ossipovitch et son fils Sergueï Mikhaïlovitch[12], le grand cinéaste, le maître inégalé du montage cinématographique, souvent considéré comme le metteur en scène le plus inventif depuis l’apparition du cinéma. On peut même affirmer que la gloire de Sergueï dépassa celle de son père. Pratiquement tous ses films ont marqué l’histoire du cinéma, surtout le Cuirassé Potemkine régulièrement placé sur la liste des 10 meilleurs films jamais réalisés. Il est surtout célèbre grâce à la longue séquence du massacre de civils sur l’escalier monumental d’Odessa qui prend son envol au pied du monument du duc de Richelieu, le fameux bâtisseur de la ville, en descendant vers le port. Le rythme saccadé de ce long épisode de six minutes, le contraste entre la foule assez sombrement vêtue et les cosaques en tuniques d’été blanches, crée une ambiance perceptible de révolte ; la ville est transfigurée par son aura de bravoure et de courage. Il est incontestable que le film d’Eisenstein participa au renforcement de la légende qui entoure Odessa depuis sa fondation et on peut même dire que son metteur en scène mérite d’être considéré comme un « odessite d’honneur ». Ce n’est pas un hasard si Sergueï Eisenstein et Isaac Babel étaient assez proches et dans les années 1920 avaient souvent travaillé ensemble. Ils avaient alors écrit un scénario, basé sur les fameux Récits d’Odessa de Babel. Malheureusement Eisenstein, pris par d’autres engagements ne tourna pas ce film qui vit le jour grâce à un metteur en scène moins célèbre, Vladimir Vilner.

   Mais au moment de cette collaboration, Sergueï Eisenstein avait déjà quitté depuis longtemps sa ville natale ; de toute façon la famille de l’architecte ne s’impliquait pas dans la vie de la communauté où le yiddish était très répandu. Nous en avons une très belle description dans le livre d’Ossip Mandelstam « Le bruit du temps ». Ses grands-parents paternels habitaient à Riga et le petit garçon, parfaitement russophone ne pouvait même pas communiquer avec son grand-père, déçu par sa méconnaissance du yiddish et des prières traditionnelles. A l’époque une bonne partie des Juifs lettons observaient la cashrout et certains rabbins comme le rav Joseph Rosen (1858-1936), connu sous le nom de Gaon de Rogatchov et le rav Meir Simha ha-Kohen (1843-1926) avaient une grande notoriété. Ils avaient vécu à Daugavpils, un centre important de la vie juive, avec une communauté qui dépassait 10.000 personnes.

   Au début des années 1920, Vladimir Jabotinsky séjourna plusieurs mois à Riga et y créa le mouvement Betar, destiné aux jeunes ; il dessina lui-même les uniformes et écrivit leur hymne. Probablement pendant cette période il définit aussi la plateforme politique du Parti sioniste révisionniste, présentée officiellement un peu plus tard en 1925, pendant son long exil parisien. Était-ce le résultat du séjour de Jabotinsky à Riga, mais parmi des Juifs lettons[13], le mouvement sioniste révisionniste était très influent. Cette riche histoire est abondamment présentée par le musée juif qui se trouve dans le bâtiment du style Art nouveau au 6, Skolas iela et qui appartenait déjà à la communauté dans les années 1920 et qui le retrouva après 1991.

 

  En Estonie à la veille de la Seconde Guerre mondiale quelques 5000 personnes habitaient surtout à Tallinn et à Tartu, une ville très ancienne, à l’histoire très mouvementée et qui faisait aussi partie des villes hanséatiques. Ces Juifs bénéficiaient des droits des minorités culturelles, avaient leurs écoles et lieux de culte. Aussi bien par le passé que de nos jours, Tartu est considéré comme la capitale intellectuelle du pays ; ici se trouve la plus ancienne université de la région, fondée en 1632. Aujourd’hui, elle reste toujours une ville des sciences et de la culture. D’ailleurs elle fut sélectionnée pour être la Capitale européenne de la culture pour l’année 2024.

   Conformément au protocole secret du pacte germano-soviétique, signé à Moscou le 23 août 1939, l’Estonie comme d’ailleurs la Lituanie et la Lettonie, fut occupée par l’armée Rouge en été 1940. Rapidement, après le simulacre des élections, les trois pays furent incorporés dans l’URSS ; on peut souligner que cette annexion ne fut pas reconnue par certains pays, membres de la communauté internationale. Après ce rattachement forcé, les populations de trois pays connurent une vague de terreur, des arrestations et des déportations massives en Sibérie ou en Asie centrale. En ce qui concerne les organisations juives elles furent très rapidement interdites, des religieux et des personnalités connues firent partie des premières victimes de la soviétisation forcée. Cette brève période qui dura à peine une année, laissa les populations des trois pays baltes animées d’un profond ressentiment envers les occupants soviétiques. 

  L’attaque de l’armée allemande, intervenue le 22 juin 1941, entraîna des conséquences tragiques : la Shoah annihila plus de 90% de la population juive de la région. La suite des événements fut irrémédiablement rapide et poignante. Dès l’arrivée des troupes nazis, les Juifs furent obligés de porter l’étoile de David, leurs biens se trouvèrent confisqués. Dans les grandes villes, des ghettos et des camps de travail forcé furent rapidement mis en place. En Lituanie, dès la fin de l’année 1941, 80% des Juifs du pays furent exécutés par les Einsatzgruppen, avec l’aide des nationalistes locaux. Dans des grandes villes comme Vilnius ou bien Kaunas des survivants se retrouvèrent dans les ghettos et furent forcés de travailler pour l'industrie militaire allemande. En été 1943, tous les ghettos furent fermés et les gens transférés dans les camps de concentration de StutthofDachau et Auschwitz. C’est alors que Ponar, une forêt située à dix kilomètres au sud de Vilnius, devint l’un des symboles de la Shoah par balles.  On y exécuta 70 000 Juifs ; des nationalistes lituaniens participèrent activement à ces massacres. Des historiens considèrent que 97% de la plus grande communauté juive de la région périrent pendant les années 1941-45 : ce taux est l'un des plus élevés d'Europe. Seuls 2 000 à 3 000 Juifs lituaniens furent libérés des camps. Quelques centaines de personnes purent survivre grâce à l’aide des Lituaniens. Ainsi sur la liste des Justes du mémorial Yad Vashem, nous trouvons 904 Justes lituaniens. Il faut aussi mentionner des partisans juifs qui purent fuir les ghettos, les plus célèbres furent Abba Kovner et le grand poète yiddish Avrom Sutzkever[14] qui témoignera au procès de Nuremberg. De plus, quelques milliers de personnes, déportées par les Soviétiques en Sibérie et en Asie centrale avant l’invasion allemande, restèrent en vie et purent rentrer dans leur pays. Aujourd’hui la communauté juive de Lituanie compte environ 8 000 personnes qui vivent majoritairement à Vilnius, Kaunas et Klaïpeda. 

   La Lettonie voisine connut une extermination massive comparable. Tout d’abord du 1er au 4 juillet, il eut lieu le pogrom de Riga pendant lequel toutes les synagogues de la ville, à l’exclusion celle de la rue Peitavas, dans la vieille ville, furent incendiées. Les 400 fidèles réfugiés dans la grande synagogue de la rue Nicolas Gogol y furent brulés vifs. Des militaires nazis photographiaient et filmaient ces exactions à des fins de propagande. Ensuite à la fin de l’année 1941, le 30 novembre  et le 8 décembre, eurent lieu des exécutions massives exercées par des Einsatzgruppen avec la collaboration active du Sondercommand, dirigées par deux lettons Viktors Arājs et Herberts Cukurs[15]. Ces massacres eurent lieu dans la forêt de Rumbula près de Riga.

   Parmi les suppliciés du 8 décembre, il y avait le grand historien Simon Doubnov[16], selon des survivants, il eut le temps de crier en yiddish : "Yidn, shreibt un farshreibt" : (« Juifs, écrivez et consignez »). Seulement quelques centaines de Juifs du pays furent sauvés par les 138 Justes, répertoriés par Yad Vashem ; le plus connu est certainement Janis Lipke, un docker de Riga qui aidé de sa femme, avait caché dans leur maison plusieurs dizaines de personnes ; aujourd’hui se trouve à cet endroit un beau et sobre mémorial.

   La Shoah en Estonie, avait pris un aspect un peu particulier, car l’arrivée des nazis se fit plus tardivement ; le pays fut occupé entièrement à partir du mois d’août seulement. Ce retard s’explique par une résistance farouche des partisans estoniens, appelés les Frères de la forêt qui se battaient contre l’armée soviétique, surprise par ce double affrontement. Même si les informations passaient imparfaitement d’un pays à l’autre, les Juifs estoniens eurent le temps d’apprendre les exactions allemandes qui eurent lieu en Lituanie et en Lettonie. Profitant du désordre général, une bonne partie de la communauté arriva à quitter le pays rejoignant leurs coreligionnaires déportés par des Soviétiques en 1940. Dans le pays restait un millier de personnes qui périrent pratiquement tous à la fin de l’année 1941 sous des balles de l’Einsatzgruppen A et de leurs collaborateurs estoniens. L’Estonie fut le premier état balte à être déclaré judenfrei.

 

 

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   La Shoah a détruit la majeure partie de ces trois communautés juives. Néanmoins, les nazis ne réussirent pas à les effacer entièrement de la vie des pays baltes. Des survivants sont revenus, la plupart des personnes évacuées, des déportés et des prisonniers du Goulag ont pris aussi le chemin du retour. Par la suite, un certain nombre de Juifs soviétiques, souvent originaires d’Ukraine ou des grandes villes comme Moscou ou Leningrad se sont installés dans ces républiques, fraîchement rattachées à l’URSS. Après la mort de Staline (5 mars 1953) dans les trois capitales, des théâtres d’amateurs et des ensembles musicaux juifs apparurent, en Lituanie la chanteuse Nekhama Lifchitz se produisait souvent en utilisant exclusivement le yiddish ; elle donnait également des concerts à Moscou et enregistrait des disques devenus rapidement introuvables ! Dès les années 1960, un certain nombre de Juifs ont pu émigrer en Israël, d’autres ont dû attendre des années pour obtenir des autorisations ; dans l’intervalle, ils devenaient des adversaires très farouches du régime soviétique. Ils étaient même prêts à risquer leur vie pour quitter « la patrie du communisme ». Que dis-je, 16 personnes de Riga et de Léningrad ont vraiment risqué leur vie en organisant en 1970 un détournement d’avion[17].

 Aujourd’hui, les trois pays baltes ont des communautés restreintes mais très actives avec des synagogues, des centres communautaires, des écoles, des clubs de jeunes. Vilnius redevient en partie un lieu d’étude grâce aux cours et séminaires d’été.  Dans des lieux comme Ponary ou Rumbula, des monuments furent érigés pour commémorer les massacres des Juifs et non pas (comme inscrit jusqu’en 1991) les massacres des « paisibles citoyens soviétiques ». Mais peut-on parler d’une vraie renaissance ou seulement d’une tentative trop fragile pour survivre ? L’avenir le dira…

 

Ada Shlaen janvier 2023

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[1] Drang nach Osten = « marche vers l’Est » est un terme allemand désignant le mouvement de populations germanophones vers l’Europe centrale et orientale. Ce fait débuta vers le XIIème siècle et cessa définitivement seulement après la défaite des armées nazies en 1945.

[2] Chartre de Kalisz ou plus précisément la « Charte générale des libertés juives », fut publiée par le duc de la Grande-PologneBoleslas le Pieux en 1264.  Cette charte définissait la situation des Juifs en Pologne et servira à la création de la Nation juive autonome de langue yiddish qui perdura jusqu'en 1795. Cette charte octroie la juridiction exclusive d'une cour juive pour les affaires juives et établit un tribunal séparé pour les affaires impliquant des Juifs et des Chrétiens. En plus, elle garantit les libertés personnelles et la sécurité des Juifs, y compris leur liberté de religion, de voyager et de commercer. La charte fut ratifiée par les rois polonais suivants, Casimir III en 1334Casimir IV en 1453 et par Sigismond Ier en 1539.

[3] Casimir le Grand (1310-1370) le seul roi de Pologne à porter le titre de « Grand » ; il réforma la justice, l'administration et la fiscalité. Il attacha une grande importance à l'essor de l'enseignement et des sciences en fondant des collèges et en créant l'Académie Cracovienne, devenue en 1364 l'Université Jagellonne .Alors qu’à la même époque, les Juifs étaient pourchassés dans plusieurs autres pays d’Europe, Casimir III mena au contraire une politique favorable à leur égard : en 1334 il leur attribua des terres faiblement peuplées dans les provinces orientales et leur garantit le droit de libre circulation dans tout le royaume. Ceux-ci vinrent ainsi nombreux s'établir en Pologne, notamment à la périphérie des villes. Les droits accordés aux Juifs par la chartre de Kalisz furent étendus par lui en 1364.

[4] La loi salique est basée sur l’interdiction faite aux femmes de succéder au trône de France. Cette règle fut parfois reprise par d'autres monarchies européennes, comme en Pologne.

[5] Eliahou ben Shlomo Zalman Kramer plus connu comme le Gaon de Vilna (Le Génie de Vilna)  (1720-1797) , est l'un des représentants parmi les plus éminents de la pensée  juive des temps modernes. Il possédait aussi bien la connaissance approfondie des savoirs juifs traditionnels (TalmudHalakhaKabbale) que des sciences profanes. S’opposant au hassidisme, il était considéré comme le chef de file des Mitnagdim.

[6] Zone de résidence (en russe : Черта оседлости) était la région ouest de l'Empire russe où les Juifs, enregistrés comme tels, étaient cantonnés jusqu'en février 1917 par le pouvoir impérial.

[7] Bohdan Khmelnitski (1595-1657) était un chef militaire et politique des Cosaques d'Ukraine, alors territoire dépendant de la République des Deux Nations.  En 1648, il fut à l'origine d'une révolte qui aboutit à un rapprochement entre les Cosaques et la Russie. Après sa mort il devint une véritable légende, symbole de la résistance cosaque et un héros  national ukrainien. Mais lors de cette révolte il eut lieu des massacres mémorables de Juifs ; il était donc à l’origine de l'un des plus grands pogroms anti-juifs dans cette partie de l’Europe.

[8] YIVO (en yiddish : ייִוואָ) est une institution créée en 1925 à Vilno, alors une ville polonaise, sous le nom de Yidisher Visnshaftlekher Institut ou Institut scientifique juif. Après la guerre il a été transféré à New-York  et reste à ce jour une référence en matière d'études et de règles de la langue yiddish.

[9] Bund (=union, alliance) = L’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie était un mouvement socialiste juif créé au Congrès de Vilnius en septembre 1897. C’est le premier parti politique juif socialiste et laïc destiné à représenter la minorité juive de l’Empire Russe. Ce parti prônait l’autonomie culturelle en yiddish et s’opposait tant au sionisme qu’au marxisme.

[10] Ordres des moines-soldats ou les ordres militaires comme des Templiers ou des Chevaliers Teutoniques étaient des ordres religieux chrétiens. Leurs membres se consacraient à la défense des lieux saints  et à la christianisation des régions habitées par des peuples païens. Les moines germaniques et scandinaves christianisées commencèrent à partir du XIIe siècle la conquête des territoires bordant la mer Baltique et la christianisation des peuples païens du Nord-Est de l'Europe.

[11] Ligue hanséatique était l'association historique des villes marchandes de l'Europe du Nord autour de la mer du Nord et de la mer Baltique. Son commerce, tout particulièrement actif entre le XIIème et le XVIIème siècles, reposait sur des privilèges jalousement défendus qui leur furent octroyés par divers souverains européens. L’activité de la ligue hanséatique allait de pair avec la colonisation et l’évangélisation. Sur les rivages de la Baltique la ligue était particulièrement liée à l’action de l'ordre des Chevaliers teutoniques qui utilisait le prosélytisme religieux pour l’action politique.

[12] Sergueï Eisenstein né le 10 janvier 1898 à Riga et mort le 11 février 1948 à Moscou. Même de nos jours il est considéré comme le grand metteur en scène qui a inventé les règles de base du montage cinématographique.

[13] A la fin des années 1930 ils atteignaient presque 100 000 personnes.

[14]Abba Kovner  né le 14 mars 1918 à Sébastopol (Ukraine) et mort le 25 septembre 1987 dans le kibboutz  Ein HaHoresh est un poète qui a passé son enfance et sa jeunesse en Lituanie. Après la guerre, il s’est installé en Israël. Avrom  Sutzkever , né le 15 juillet 1913, en Biélorussie et mort à Tel-Aviv Israëlle 20 janvier 2010, est un poète juif, l’un des derniers à écrire en yiddish. Il est considéré comme le plus grand poète yiddish survivant de la Shoah ; il existe plusieurs de ses traductions en français, y compris en éditions bilingues. 

[15] Il faut préciser que dans tous les pays baltes il existait des commandos spéciaux qui participaient à l’extermination des Juifs. C’était aussi le cas en Ukraine. Un bon exemple est fourni par l’unité paramilitaire lettonne, dirigée par le Sturmbannfürer-SS Viktors Arājs, souvent accompagné par l’aviateur Herberts Cukurs. Cette unité fut responsable de l’extermination de la moitié des Juifs lettons. Après la Lettonie Viktors Arājs quitta son pays natal pour la Biélorussie où il dirigea des massacres de la population locale y compris des Juifs. Après la guerre Arājs fut arrêté, emprisonné et mourut dans une prison allemande en 1988 tandis que son adjoint Herberts Cukurs rejoignit, comme beaucoup de nazis l’Amérique latine et il fut exécuté par le Mossad en 1965 à Montevideo. 

[16] Simon Doubnov Né dans la bourgade biélorusse de Mstislav, le 10 septembre 1860, il deviendra l’un des plus grands spécialistes du judaïsme et de l’histoire de la diaspora. Après la révolution d’octobre il avait vécu de nombreuses années à Berlin, mais dût s’installer à Riga en 1933, en fuyant l’Allemagne où Hitler venait d’arriver au pouvoir. Après l’invasion de la Lettonie, il se retrouva rapidement dans le ghetto.  Après quelques mois il fut assassiné le 8 décembre 1941, à l’âge de 81 ans, pendant l’ultime « Aktion » qui devait conduire à l’élimination de la population juive de Riga. D’après des témoignages, comprenant qu’il allait à la mort, il s’écria : « Yidn, shreibt un fershreibt !» (« Juifs, écrivez et souvenez-vous !»)

[17] Détournement d’avion du 15 juin 1970 ou opération La Noce. Malheureusement à cause de fuites, le KGB fut prévenu de l’opération et tous les participants furent arrêtés. Le pilote Marc Dymchytz et Edouard Kouznetsov qui avait déjà purgé une première peine de 1961 à 1968 en tant que l’un des rédacteurs du journal dissident Syntaxis, furent condamnés à la peine capitale. Les autres participants de l’action eurent de lourdes peines. Face à l’indignation mondiale, les peines de mort furent tout d’abord commuées en 15 ans d’emprisonnement et plus tard les deux condamnés furent échangés contre des espions soviétiques. Les autres participants de cette action ont pu partir en Israël en 1979. Voici la liste complète des participants à l’opération La Noce :  Marc Dymchytz, sa femme et ses deux filles, Edouard Kouznetsov, sa femme Silva Zalmanson et ses deux frères Wolf et Israël, Yossif Mendelevitch, Mendel Bodnia, Anatoli Altman, Youri Fedorov, Alekseï Murjenko, Boris Pensson, Leib Khnokh et sa femme Marie.

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