Multiculturalité dans les confins de l'Europe orientale
par Jacqueline Pollak
Ils parlaient le yiddish, l’allemand, le polonais, l’ukrainien, le russe et le roumain ou en tout cas une partie plus ou moins grande de ces langues. Ils étaient juifs, catholiques, orthodoxes ou protestants. Ils ont vécu en Galicie ou à Czernowitz, en Bucovine, deux provinces de l’empire austro-hongrois, ou encore à Odessa, unique ville multiculturelle de l’empire russe voisin. Ils se trouvaient aux marges de l’Europe, juste en deçà ou au delà de la frontière entre les deux empires, celui des Habsbourg et celui des tsars. C’était avant la guerre de 1914-1918 et la révolution bolchevique, événements qui signeront la fin ou le début de la fin pour cette heureuse exception culturelle. Une certaine multiculturalité perdura ici ou là jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Aujourd’hui la Galicie, Czernowitz et Odessa se trouvent toutes en Ukraine.
Les plus polyglottes étaient les Juifs dont la présence était massive dans ces contrées. Ils étaient pratiquement les seuls à connaître et les langues juives, yiddish et hébreu, et les langues chrétiennes. Ils représentaient généralement 30 % de la population dans les grandes villes et beaucoup plus dans les bourgades, les shtetlech.
La Galicie, oasis de coexistence pacifique ?
J’ai toujours été intriguée par les quatre langues de mon Galitzianer de père. Salomon Pollak, né en 1906 à Stanislawow (Ivano-Frankivsk), deuxième ville de Galicie, était un tailleur pour dames. Sa langue maternelle était le yiddish, il utilisait l’allemand pour écrire à ses frères et sœur, il connaissait aussi le polonais et l’ukrainien. Son frère Osias parlait le polonais avec sa femme quand il voulait ne pas être compris de ses enfants. Quant à l’ukrainien, c’était à l’époque la langue d’un tiers de la population de la ville. Mon père était parfaitement représentatif des Juifs de Galicie.
Dans la capitale de la Galicie, Lemberg (Lwow, Lviv), les gens pouvaient aussi parler le russe en plus, car la frontière était proche. Et beaucoup de Juifs y connaissaient l’hébreu.
L’enseignement était particulièrement polyglotte. Les originaires de Galicie racontent qu’à l’école primaire les élèves apprenaient le polonais dans les deux premières classes, l’ukrainien dans la troisième et l’allemand dans la quatrième ; ou que, en deuxième année primaire, les enfants écrivaient sans faute dans trois langues, l’allemand, le polonais et l’ukrainien.
Les Juifs avaient un penchant prononcé pour l’allemand, langue proche du yiddish, et cela tout particulièrement quand ils étaient des adeptes de la Haskala, le judaïsme des Lumières. Cependant lors du recensement de 1910, ils furent 60 % à choisir le polonais, contraints et forcés de choisir une langue chrétienne, puisque le yiddish n’avait pas été pris en considération comme langue d’usage ; ils auraient pu opter pour l’allemand mais ils ne l’ont pas fait. Les temps avaient changé. Les nationalismes polonais et ukrainien avaient fait leur œuvre. La Galicie deviendra d’ailleurs polonaise après la première guerre mondiale.
Les lieux communs sur la multiculturalité galicienne sont nombreux, propagés par des auteurs comme l’illustre Joseph Roth, natif de la région. La Galicie aurait été le creuset des peuples, une oasis de coexistence pacifique, un mélange fantastique d’ethnies, de religions et de langues etc.
Mais le pluralisme linguistique était-il aussi une interculturalité, avec des interactions réciproques entre les Juifs et les autres ?
Et de la part de la monarchie austro-hongroise ne s’est-il pas agi d’abord d’un impérialisme culturel allemand dans des territoires essentiellement slaves ? Vu que les Juifs étaient l’ unique facteur de germanisation, Vienne ne les a t’elle pas utilisés avant tout à ses propres fins colonisatrices ?
A partir de 1860, l’empire austro-hongrois supprime les dernières discriminations à l’égard des Juifs et leur ouvre donc les voies de l’intégration. En échange les Juifs vont se montrer comme les plus ardents partisans de l’empereur François-Joseph, c’est eux qui créeront le mythe de la Galicie heureuse sous le règne des Habsbourg.
Des Juifs sont élus députés aux parlements de Lemberg et de Vienne. Ils sont aussi très nombreux à entrer dans les lycées et les universités de Lemberg et de Cracovie. Le grand-père de Martin Buber, Salomon Buber, décrit son passage au gymnasium. Il n’y avait, dit-il, aucun sentiment de haine envers les Juifs. Les contacts personnels étaient bons mais chaque communauté ignorait presque tout de l’autre. La seule chose que le jeune homme supportait très mal c’était d’observer la station debout au moment de la profession de foi chrétienne quotidienne.
En fait, pour toutes les confessions, la règle était de rester entre soi sauf lors des grandes fêtes religieuses ou lors de l’inauguration de bâtiments ou d’institutions. En général, les chrétiens n’avaient guère de contacts avec les Juifs. Et les Juifs orthodoxes, pour des raisons religieuses, évitaient les contacts avec les chrétiens. On faisait cependant exception pour les relations d’affaires ou quand il y avait des intérêts culturels communs, pour le théâtre et l’opéra par exemple, dont les gens raffolaient. Il y avait même à Lemberg, un petit groupe d’étudiants, médecins, avocats, gens de lettres juifs qui entretenaient des relations suivies avec des chrétiens, et parmi eux, l’écrivain Moritz Rappaport.
L’abolition des discriminations et l’intégration réussie des Juifs suscita une peur de la concurrence économique et un fond d’antisémitisme ambiant, rien à voir cependant avec les pogromes dont était coutumière la Russie à quelques kilomètres de là. Au quotidien on peut sans doute parler d’un voisinage paisible, bienveillant et amical. Il y aurait eu une coexistence entre différentes nationalités et confessions malgré les antagonismes. Le mythe habsbourgeois d’une cohabitation harmonieuse peut sembler malgré tout un peu surfait.
Czernowitz et la symbiose judéo-allemande
Aharon Appelfeld, le grand écrivain israélien, naquit, en 1932, près de Czernowitz, une ville qui avait été le capitale de la Bucovine, province austro-hongroise où la population autochtone était roumaine et ukrainienne. Ses parents étaient des Juifs typiques de Czernowitz, assimilés au point de renier leur judaïsme et qui avaient remplacé leur yiddish natal par l’allemand. La langue maternelle de Aharon Appelfeld était donc l’allemand. Le garçon adorait cependant aller passer quelques jours à la campagne chez ses grand-parents, des fermiers prospères qui parlaient le yiddish et dont la spiritualité simple et chaleureuse le marquèrent à jamais.
La majorité des Juifs de la Czernowitz austro-hongroise étaient des immigrants venus de Galicie, de Russie et de Moldavie vers 1850. Les Juifs représentaient 30 % de la population. La plupart optèrent pour la Haskala, le judaïsme des lumières, qui prônait notamment l’abandon du yiddish au profit de l‘allemand. Le terrain fut donc si favorable à la germanisation voulue par Vienne qu’en 1900, 95 % des Juifs déclarèrent l’allemand comme langue d’usage. Des poètes juifs, Paul Celan et Rose Auslander s’illustrèrent dans la littérature de langue allemande.
Les discriminations antisémites ayant été abolies en 1867, la germanophilie juive conduisit à l’assimilation, à l’éducation et à l’aisance économique. Les Juifs devinrent l’élite germanophone de la ville. Une bourgeoisie juive se forma qui dominait dans toutes les branches économiques, dans les professions libérales, la presse, l’administration et la politique locale. Pour certains, Czernowitz était, au tournant du siècle, le seul lieu de la planète où l’émancipation avait réussi, une « Jérusalem » au bord du Prout (une rivière).
La coexistence entre les communautés s’accompagnait d’une certaine hybridité culturelle. L’allemand était la lingua franca mais à l’école par exemple, personne ne se permettait d’être désagréable envers un élève qui n’aurait pas eu la même nationalité ou confession. Par ailleurs les mauvaises langues affirmaient que l’allemand parlé à Czernowitz était un jargon hybride métissé de polonais ou de yiddish. Au total les langues parlées dans la ville étaient cinq, l’allemand, le yiddish, le roumain, l’ukrainien et le polonais. Beaucoup de Juifs connaissaient aussi l’hébreu biblique ou moderne.
Le beau rêve n’eut qu’un temps , il fut peu à peu rogné par la montée des nationalismes roumain et ukrainien, ni les uns ni les autres ne pouvaient accepter le statu quo, ils ne pouvaient pas tolérer éternellement la colonisation germanique et la prédominance des libéraux juifs germanophones. Les Juifs ne purent que constater l’échec de l’illusion d’une concorde entre les peuples. Ils rejoignirent des organisations juives nationales ou sionistes et revinrent au bon vieux yiddish. En 1908, la conférence de Czernowitz déclara le yiddish comme une des langues nationales du peuple juif, à côté de l’hébreu.
Après la première guerre mondiale, la Bucovine fut annexée par la Roumanie voisine et "roumanisée" de force. Le nationalisme débridé roumain aboutira dans les années 30 à un antisémitisme déclaré, prélude à la Shoah roumaine.
Odessa la cosmopolite
Entre Odessa d’une part et d’autre part la Galicie et Czernowitz, il y avait une frontière qui séparait l’empire russe de l’empire austro-hongrois : qui séparait donc des tsars despotiques d’une monarchie austro-hongroise plus libérale et une Russie à l’antisémitisme affiché d’un état plurinational tolérant pour ses minorités.
Entre les uns et les autres il y avait aussi des convergences. De l’un et de l’autre côté de la frontière, on se trouvait dans des régions où la population autochtone était majoritairement slave et où les importantes minorités juives avaient un passé commun. C’est en effet seulement après le dépeçage de la Pologne, au 18ème siècle, que la Russie hérita bon gré mal gré d’environ un million de Juifs polonais. La tsarine Catherine la Grande décida de les confiner dans une Zone de résidence qui comprenait les territoires pris à la Pologne et qui allait de la Baltique à la Mer Noire ; ils y seraient soumis à une panoplie de discriminations sévères. C’est aussi après le dépeçage de la Pologne que l’empire habsbourgeois annexa la Galicie et son importante minorité juive que, lui, traiterait avec nettement plus de douceur.
A la fin du 19ème siècle, en 1897, un recensement est organisé dans toute la Russie. Il révèle qu’à Odessa on parle 55 langues et l’on pratique 15 religions différentes. La plupart de ces langues et religions sont très minoritaires. L’essentiel est que près de 50 % de la population parle russe, 30 % le yiddish, 5 % l’ukrainien et près de 5 % le polonais. Un cocktail de langues typique de la région.
Odessa est l’unique ville multiculturelle de la Russie et son histoire aussi est unique.
En 1789, l’armée russe prend à l’empire ottoman un territoire situé sur les bords de la Mer Noire. L’impératrice Catherine la Grande décide d’y créer un port et une ville, Odessa, destinés à lancer la Russie dans le grand commerce international, via les détroits et la Méditerranée. Elle engage un duc de Richelieu (petit neveu du fameux cardinal de Richelieu) comme premier gouverneur de la ville . Pour les besoins du développement économique, ce duc français a la latitude de mener une politique libérale, une exception en Russie.
Il faut construire la ville et la peupler. Odessa est déclarée zone franche et des privilèges sont promis aux nouveaux arrivants, du genre crédits à long terme. Des immigrants affluent de toute l’Europe et de tout le bassin méditerranéen et au-delà. Pour attirer aussi les Juifs de la Zone de résidence russe, une politique de tolérance religieuse est proclamée : à Odessa, les Juifs bénéficieront d’un statut non discriminatoire. Odessa voit donc venir de Russie des petits artisans ou commerçants juifs. Un peu plus tard arriveront, cette fois de la Galicie austro-hongroise, les riches marchands et banquiers de la ville de Brody qui propageront à Odessa le judaïsme des lumières, la Haskala.
À Odessa, dans les premières années, on peut donc entendre le français, l’italien, l’espagnol, l’arménien, le grec, l’allemand, l’anglais, le turc, le hongrois, le perse etc ... mais au fil des ans, les langues locales, le russe et le yiddish prendront finalement le dessus.
C’est une ville cosmopolite où la coexistence n’est pas toujours évidente. La communauté juive, qui pratique principalement le judaïsme de Lumières et s’est donc occidentalisée, brille dans tous les domaines, le commerce, la banque, la littérature, les sciences et avant tout la musique. Qui ne connaît pas le « son juif » inimitable de David et Igor Oïstrach ? Ou les banquiers Efrussi ? Et tant d’autres célébrités d’Odessa ? Cette réussite sociale suscite des jalousies ; de la part des Russes et des Ukrainiens qui composent les couches les plus pauvres de la population ; mais aussi de la part de la communauté grecque dont les marchands et armateurs concurrencent les Juifs dans le négoce du blé. Des actes de violence sont perpétrés à plusieurs reprises par des Grecs contre les Juifs. Et des pogromes sont commis en 1881 et en 1905.
La multiculturalité permet cependant des contacts interethniques.
Les gens de toutes les ethnies et confessions se croisent sur les nombreux et très variés marchés et bazars où les Odessites adorent se balader ; au passage les promeneurs peuvent admirer les bulbes de la cathédrale orthodoxe, plusieurs autres églises orthodoxes grecques et russes, un temple luthérien et plusieurs synagogues parmi lesquelles la magnifique synagogue libérale Brodskaja, de Brody.
Il y a une cuisine odessite d’inspiration cosmopolite avec notamment des poivrons à la bulgare et des carpes à la juive.
Il y a aussi un patois odessite qui est une combinaison des différentes langues parlées dans la ville, principalement du russe, de l’ukrainien et du yiddish. On peut l’entendre sur les marchés, dans les rues, les cafés ou les points d’eau dans les cours intérieures des maisons. Isaac Babel écrit parfois dans cet idiome.
Les gens de toutes les cultures se rencontrent aussi à l’opéra ou aux concerts de musique klezmer.
Le meilleur exemple de cohabitation fraternelle des différentes cultures est donné par l’association Literaturka où se côtoient des intellectuels réputés ou débutants et notamment Vladimir Jabotinski et Isaac Babel.
L’âge d’or des Juifs odessites prend fin avec le pogrome de 1905 qui fait 400 morts. Bon nombre de Juifs reprennent alors le chemin de l’exil. Dans leurs nouvelles patries, États-Unis, pays d’Europe, Argentine, ils garderont une nostalgie éternelle de leur bonheur d’autrefois.
Entre 1914 et 1923, la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique et les guerres civiles qui s’ensuivent provoquent la décadence de la ville qui perd la moitié de ses habitants.
La belle histoire d'Odessa et de sa flamboyante communauté juive n’est plus qu’un lointain souvenir.
Bibliographie :
- Jacques Le Rider et Heinz Raschel, La Galicie au temps des Habsbourg, Presses universitaires François-Rabelais, 2010
- D. Bechtel-X. Galmiche, Les Villes multiculturelles en Europe centrale, Belin, 2008