La Famille Barchmann
Par Elsa Menanteau
ODESSA, 18 décembre 1903. Moment de bascule vertigineux pour ma famille. C’est à cette date que le passeport numéro 12512 est délivré. Son bénéficiaire ? Abraham, mon grand-père. Il le signe deux fois, une fois en caractères cyrilliques et plus bas en lettres latines sous la mention imprimée en français « signature du porteur ».

Abraham Barchmann – Kichinev – 1901
Curieusement, rien n’indique sa date ni son lieu de naissance. Cela restera un mystère, qu’à ce jour, je n’ai pas élucidé.
En revanche, ce que dit ce document délivré par les autorités russes, c’est qu’Abraham est le fils de Govshi, lequel est membre de la deuxième guilde des marchands. Sa femme, Lisa - Louise, Elisabeth Slutsky - est également mentionnée sur ce passeport, ainsi que ses deux filles nées d’un premier mariage.

Elisabeth épouse d’Abraham Barchmann (auprès d’un inconnu) – Odessa – 1901
Ce passeport qui servira par la suite de livret de famille, annonce la naissance en 1904 de Gilda, en 1905 de Léon, en 1908 de Cécile. N’y figure pas, le petit dernier, Alexandre.
Ces enfants ont tous la particularité d’être nés… en Égypte. Car la famille Barchmann a débarqué à Alexandrie le 8 janvier 1904. Le tampon sur le passeport en atteste. C’est là qu’elle vivra, elle et ses descendants pendant près du demi-siècle qui a suivi.
Léon était mon père. Moi-même je suis née au Caire. Le grand-père Abraham est décédé, jeune, en 1911 à l’âge de 36 ou 38 ans. Léon n’a que 5 ans. Il faut alors imaginer la force vitale de ma grand-mère. Elle reste veuve pour la deuxième fois. Elle a 35 ans et est en charge de six enfants. Elle est née en Russie. Elle apprend le français - une des langues majeures parlées alors dans la très cosmopolite Égypte de cette époque. Elle demande à prendre le poste de son mari dans la compagnie d’assurances Rossia pour faire vivre sa troupe. Nous sommes à la veille de la Première Guerre mondiale.
Je n’ai hélas pas pu connaître cette femme si forte, puisqu’elle a disparu avant que j’entre au jardin d’enfant du lycée français du Caire. Mais elle a laissé une impression puissante sur mes sœur et cousines plus âgées que moi.
Revenons dans l’empire russe du début du XXe siècle. À Odessa, la famille de mon grand-père y a peut-être séjourné quelques mois avant d’obtenir le passeport qui l’autorisait à quitter la Russie.
En fait, elle venait de Kichinev (aujourd’hui Chisinau, capitale de la Moldavie), située à 150 km d’Odessa. La famille habitait 35 rue Pouchkine, une grande artère de la « ville haute », la ville bourgeoise. Elle possédait deux magasins, tissus et vêtements d’un côté, tabacs de l’autre, toujours dans la rue Pouchkine. Ces informations m’ont été communiquées par une archiviste de Chisinau en juillet 2019. Quelques semaines auparavant, au mois de mai, j’ai effectué un voyage en Moldavie avec mes nièces Valérie et Stéphanie. Par une plate-forme bien connue, nous avions réservé un appartement au centre de Chisinau, où nous mettions les pieds pour la première fois de notre vie. Or, le logement que nous avons choisi, se situe exactement à l’emplacement où avaient vécu nos aïeux : rue Pouchkine, n° 33 ! Le hasard existe-t-il ?
Prospère, la famille d’Abraham bénéficiait d’un statut social reconnu. L’appartenance de son père à la deuxième guilde des marchands suppose des revenus appréciables et la capacité certaine à payer un haut niveau de taxes. Les photos que l’on a d’Abraham et de Lisa (chacun la sienne, aux environs de 1900) montrent d’un côté un homme élégant, une petite moustache soignée, un léger sourire et un regard presque rieur. Elle, Lisa, porte un vêtement resserré à la taille, un magnifique chapeau à plume. Lisa était modiste. Un diplôme datant du 9 juillet 1903 délivré à Kichinev, l’autorise à exercer cette profession, à avoir sa propre boutique, à employer des salariés, à former des apprentis. Une situation sans doute rare pour une femme en ce début du XXe siècle.
Pourquoi Abraham et Lisa ont-ils quitté une ville qui, somme toute, leur offrait des conditions de vie confortable ? Je n’en ai pas la preuve, mais en ai la conviction : le pogrom de Kichinev les a conduits à l’exil. En avril 1903, au moment de la Pâque orthodoxe, pendant deux jours, la population juive de Kichinev, qui représentait alors 40% de la population de la ville, fait l’objet d’attaques, de pillages, de meurtres. Les émeutiers sont couverts voire encouragés par la police, par les autorités politiques locales, par les popes Il y a 49 morts et des centaines de blessés. Ce pogrom aura un retentissement international. Des manifestations de protestation se déroulent à Paris, à Londres, à New York. En France, Jean Jaurès parle des atrocités de Kichinev qui « sont la honte de la Russie officielle qui les a organisées ou tolérées ». Abraham et Lisa ont dû se marier au printemps 1903 - leur première fille naîtra en avril 1904 -. Ils ont choisi une autre vie.
Avaient-ils décidé de vivre en Égypte ? La légende familiale laisse entendre que les États-Unis étaient leur premier choix, comme beaucoup de Juifs russes l’ont fait à cette époque. Mais les circonstances en décidèrent autrement. Une épidémie de choléra s’est déclarée à bord du navire venant d’Odessa, et les grands-parents débarquent à Alexandrie, d’autant que Lisa était au sixième mois de sa grossesse.
Puis d’Alexandrie, le couple et ses enfants gagnent Le Caire. C’était une évidence : Abraham ne pouvait vivre dans une ville où il n’y avait pas d’opéra ! Et celui du Caire construit pour l’inauguration du Canal de Suez, accueillait les troupes occidentales les plus réputées.
Mon père Léon a grandi : lycée français du Caire, études de droit. Il devient avocat. À la conférence des avocats, il rencontre Noémi. Ils se marient en 1933. Le père de cette toute jeune avocate, Isaac Cohanoff, a quitté lui aussi la Russie en 1904 pour la Palestine. Il s’installe au Caire comme représentant des vins du Carmel Oriental (produits dans la région de Haïfa, aujourd’hui au nord d’Israël), puis comme commerçant. Longtemps nous avons pensé qu’Isaac était né à Odessa et qu’il y avait vécu jusqu’à ses vingt ans. Mais il ne parlait jamais de son passé, et refusait de répondre quand on l’interrogeait. Une découverte familiale récente nous laisse penser qu’il aurait été natif d’un village situé aux confins actuels de l’Ukraine, de la Russie et de la Biélorussie…Mais là encore, comment savoir ?
Près de cinquante ans après le pogrom de Kichinev, le 26 janvier 1952 le grand incendie du Caire amène mon père à décider, comme son propre père, à quitter l’Égypte pour toujours. Ce 26 janvier, des émeutiers s’en prennent à tous les commerces, hôtels, banques. Plus de 300 établissements sont dévastés. Ils en commun d’appartenir… à des étrangers ! Deux mois et demi plus tard, la famille est partie définitivement. Depuis le printemps 1952 nous vivons à Paris.
Je me suis rendue à Odessa au printemps 2018, à la recherche d’une « atmosphère du passé » Je m’étais promis d’y revenir. L’épidémie de Covid-19, et la guerre intense déclenchée le 24 février 2022 par le criminel du Kremlin ont paralysé tout projet. Avec les bombardements, les tirs de missiles quotidiens, je désespère de revoir Odessa qui m’avait tant séduite.
Elsa Menanteau (mai 2025)
Avril 1903. Le pogrom de Kichinev suscite une indignation internationale. Les massacres et exactions perpétrés contre la population juive lors de la Pâque orthodoxe, sont dénoncés et condamnés par Jean Jaurès comme par le Président des États-Unis. Ces événements dramatiques conduisent alors la famille d’Elsa Barchmann-Menanteau à s’exiler. L’auteur de Adieu Kichinev a cherché à retrouver des traces de son passé familial au cours des premières années du XXe siècle dans la capitale de la Bessarabie, devenue Chisinau, capitale de la Moldavie.