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« On ne donne jamais qu'à notre insu, l'acte de notre dépossession »

par Yaël Pachet

       Parce que l’on a soulevé dans le livre que j’ai écrit sur mon père la question de la transmission, permettez-moi d’y revenir en commençant par un détour dans les pensées de Montaigne qui, grâce peut-être à cette “humeur mélancolique” dont il dit qu’elle lui a mis “en tête ce rêve de [se] mêler d’écrire”, est bien mieux que moi capable de saisir les diverses qualités d’ombres qui cernent la transmission d’un père à son enfant.

       Dans le chapitre 8 livre II, De l’affection des peres aux enfans, il dit ceci : A cettuy-cy tel qu’il est, ce que je donne, je le donne purement et irrevocablement, comme on donne aux enfants corporels. Ce peu de bien, que je luy ay faict, il n’est plus en ma disposition. Il peut sçavoir assez de choses que je ne sçaiy plus, et tenir de moy ce que je n’ay point retenu : et qu’il faudroit que tout ainsi qu’un estranger, j’empruntasse de luy, si besoin m’en venoit.” Ainsi, ce qui est donné, cette transmission d’une culture, d’une mémoire, d’un ensemble de pensée, cet héritage transmis du père au fils, voilà que Montaigne le détourne et en modifie la “direction”. C’est une transmission inversée qu’il nous propose, malicieusement. Peut-être parce que mon père, Pierre Pachet, a littéralement essayé de rendre la parole et la mémoire à son propre père dans cet ouvrage que nous sommes nombreux à chérir,” Autobiographie de mon père”, suis-je particulièrement sensible à cette inversion de la transmission. De même qu’un Juif ne l’est que dans la mesure où il enfante un Juif qui de par sa naissance, fait de son père un véritable Juif, la transmission, selon la vision de Montaigne, qui n’est pas si éloignée de la vision d’un talmudiste, invite le donataire à rendre ce qu’il a reçu à celui qui le lui a donné ! La mémoire, en se donnant, se perd. Inexorablement.

 

       Milena Jezenska, une femme merveilleuse qui compte autant pour moi qu’un membre de ma famille, et qui fut aimée par Franz Kafka, discute avec Margarete Buber-Neumann[1], au beau milieu du camp de Ravensbrück, probablement à la fin de l’année 1940. Milena veut écrire un livre avec Margarete qui a déjà été déportée en Sibérie. Sans soulever l’incongruité de ce projet alors qu’elles n’ont aucune perspective d’avenir, aucun moyen matériel à disposition et ne disposent aucunement de la liberté nécessaire pour ne serait-ce qu’entamer cette rédaction, Margarete objecte à Milena “qu’elle ne sait pas écrire”. Milena n’entend pas cette objection, alors Margarete insiste. Elle ne sait pas écrire. “[Milena] se campa alors devant moi, me saisit le bout du nez d’un geste tendre, comme on le fait avec un jeune chien, et dit : “Mais, Gretuschka, quelqu’un qui sait raconter comme toi sait aussi écrire ! J’ai encore bien plus de difficultés que toi : je ne suis pas même capable de décrire comment une personne franchit une porte : Au reste, tu dois le savoir, tout le monde est capable d’écrire, pour peu qu’il ne soit pas totalement analphabète…” Margarete écrira après Ravensbrück (où Milena meurt en 1944) sur la Sibérie, sur Ravensbrück, sur Milena. Et justement, cette difficulté à décrire comment une personne franchit une porte, c’est précisément ce qu'elle saura surmonter, nous rendant sensible la façon extraordinairement libre que Milena avait de franchir les portes, y compris dans un camp de concentration. C’est d’ailleurs la première chose que Kafka remarque à propos de Milena : pas son corps, mais sa façon de se mouvoir : “Je me rends compte que je ne parviens à me souvenir d’aucun détail précis de votre visage. La façon dont vous êtes sortie du café en passant entre les tables, votre silhouette, votre vêtement, cela je le vois encore” (lettre de Kafka à Milena, fin avril 1920).

 

       Peut-être qu’en écrivant, il faut accepter cette idée que les lecteurs, comme les fils qu’évoquent Montaigne (tout en précisant que tous ses enfants sont morts en nourrice) “nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir. L’ordre des choses fait qu’ils ne peuvent à dire vrai, être et vivre, qu’aux dépens de notre être et de notre vie.” Ce que l’on reçoit des parents, ce que l’on verse dans les pages d’un livre, ce que l’on donne à ses enfants, il faut accepter si l’on en croit Montaigne, de le perdre, totalement. Écrire, acte fondamental que Milena a, selon moi, définitivement remis à sa place (notez bien que disant qu’elle ne sait pas décrire comment quelqu’un franchit une porte, on voit précisément cette porte s’ouvrir, et on le voit précisément dans un camp d’enfermement) n’est possible qu’au prix de cette perte, de cette violence, de cette précipitation qui nous fait marcher sur les talons les uns des autres, dans le creux des humeurs mélancoliques qui nous rendent capables de voir dans le noir. Il ne s’agit que de franchir une porte.

 

      Être capable de décrire une porte qui s’ouvre, dans l’obscurité la plus totale. Ce don, non pas de voyance au sens rimbaldien, mais de voir dans le noir : acte plus que réel qui sollicite le don du corps (tout en acceptant de perdre le corps, sa lumière, sa chaleur, dans l’espace de l’écriture). Accepter que la transmission ne se fasse pas sans perte et fracas, un fracas de silence, qui assourdit. Qui engourdit. Une perte terrible, y compris de ce qui est précisément la substance de la transmission. Donner, en perdant ce que l’on donne, à un lecteur qui, comme un fils, vous pousse à la mort, vous marche sur les talons et ne vous rendra ce que vous lui avez donné qu’à la condition d’en saisir l’opportunité, toujours miraculeuse (instant béni où un lecteur vous rend votre texte, vous en dit quelque chose, et qui vous met en joie comme lorsque vous retrouvez vos clés perdues).

 

       Yaël Pachet (août 2024)

       Yaël Pachet, née en 1968, est choriste professionnelle et écrivain. Elle a publié aux éditions Verticales, Flohic, Aden et Fayard. Elle contribue à « En attendant Nadeau » en tant que critique littéraire.

 

[1] Margarete Buber-Neumann (1901-1989) militante communiste allemande, elle épouse Rafael Buber, le fils du philosophe Martin Buber, puis dans un second mariage Heinz Neumann, leader incontournable du parti communiste allemand dans les années précédant l’avènement au pouvoir d’Hitler. Réfugiés tous les deux à Moscou, son mari sera fait prisonnier et fusillé en 1937. Margarete sera déportée l’année suivante dans un camp en Sibérie. En 1940, elle fait partie des communistes allemands que Staline, dans le cadre du pacte germano-soviétique, livre à la Gestapo. Elle se retrouve à Ravensbrück où elle rencontre Milena Jesenska et Germaine Tillion. Elle est donc un témoin essentiel du parallèle qu’on fera, bien plus tard, entre les deux totalitarismes, nazisme et stalinisme. Milena, journaliste toujours à l'affût de la vérité cachée sous les couches idéologiques, l’avait bien compris. 

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