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L’architecture odessite ou Odessa l’Européenne

 

Pourquoi Odessa ?

Catherine II, tsarine de toutes les Russies, désirait créer un grand empire russe et orthodoxe, un empire « grec », digne successeur de l’Empire Byzantin, et qui serait capable de faire face à l’Empire Ottoman. Catherine II avait donc des vues hégémoniques importantes sur le Caucase et les bords de la mer Noire, région qui lui ouvrirait la route vers Constantinople.

Elle souhaitait également avoir, au sud de son empire, une ouverture sur la mer Noire, comme à Saint-Pétersbourg au bord de la Baltique.

Enfin, son rêve était de fonder une ville qui rivaliserait de splendeur avec les principales villes européennes.

Seulement, le site que Catherine II avait choisi pour y fonder cette cité stratégique se trouvait sur les rives de la mer Noire, appartenait aux Tatars et la zone était contrôlée par l’Empire Ottoman. Un petit fort militaire y avait été élevé, qui portait le nom d’un des princes Tatars, Khadjibeï.

En septembre 1789, le fortin fut attaqué et pris par les troupes russes. Deux ans plus tard, en 1791, par le traité de Iassy, la région fut cédée à la Russie. La fondation d’Odessa entraine la pacification de la région. Sa construction peut commencer.

 

Pourquoi le nom d’Odessa ?

On raconte que Catherine II avait donné le nom d’Odessa à cette nouvelle fondation dès 1794, un nom inspiré de la Grèce antique, Odessos ou Odyssos, qui aurait désigné une petite ville grecque du bord de la mer Noire, en référence peut-être à l’ancien nom de la ville Varna, située en Bulgarie, à 400 kms plus au sud et datant du VIe siècle av. notre ère. Ce nom évoque également le récit d’Homère, l’Odyssée et les légendes populaires racontaient qu’Ulysse y avait séjourné.

À cette époque, beaucoup de villes russes reçoivent un nom grec, même si elles n’ont pas toutes été fondées sur des sites antiques grecs : Cherson ou Sébastopol, Elisavetpol, Olgopol, Konstantinopol, Mariupol, Nikopol, Eupatoria etc. La mode grecque s’insinue dans la toponymie russe durant le dernier quart du XVIIIe siècle. Plusieurs raisons en sont la cause : les relations avec les Grecs lors de la guerre russo-turque de 1768-177З, la conquête du littoral de la mer Noire et de la Crimée dont le passé évoquait la grandeur de l'antiquité classique, le « projet grec » et enfin le goût pour l'antiquité, prévalant en Europe et très à la mode en Russie.

 

La naissance d’Odessa

José de Ribas (ou Ossip (Iossif) Mikhaïlovitch Deribas), amiral espagnol, se met au service de la Russie en 1772. Il prend la forteresse turque de Khadjibeï en 1789.

Le 27 mai 1794 un oukaze de Catherine II ordonne la construction d’un port sur le site de la future Odessa et les travaux commencent le 2 septembre suivant. Ribas en devient le premier gouverneur.

 

Le choix de l’emplacement est stratégique

Catherine Il fait construire la ville sur une éminence de 60 m environ au-dessus du niveau de la mer, entre les embouchures de trois grands cours d'eau, le Dniestr, à gauche, le Boug et le Dniepr, à droite. Un emplacement important, à la fois d’un point de vue politique et commercial. C’est une ouverture vers les terres et vers la mer.

 

Ses matériaux

« On y respire l’Europe » (Pouchkine, 1823).

Odessa est construite en pierre calcaire, alors que la majorité des villes de Russie du XIXe siècle sont encore en bois, ce qui la rapproche des cités occidentales. Comme Paris, Odessa fut construite avec les matériaux de son sous-sol, qui comporte aujourd’hui environ 2000 kms de galeries et de salles souterraines, lesquelles témoignent de l’exploitation des anciennes carrières de calcaire.

 

Odessa, la Néo-classique

« La beauté des villes consiste principalement dans l'alignement des rues. » (Fréminville, Dictionnaire ou traité de la police générale, 1758).

Le Néo-classicisme apparait en France et en Europe occidentale à partir des années 1750-1760, sous le règne de Louis XV. Il se caractérise par un retour à l’antique, après la folle et délirante période du Rococo. Les artistes, les philosophes et les intellectuels rejettent les extravagances et les surcharges décoratives du Rococo.

Parallèlement, on découvre grâce aux premières fouilles archéologiques, Herculanum en 1738 et Pompéi en 1748, ce qui accentue la passion des Européens pour l’antiquité.

Le Néo-Classicisme se caractérise par un retour à la ligne et aux angles droits, et surtout par une utilisation d’éléments architecturaux tels que les façades avec colonnes et frontons triangulaires, et une reprise des ordres grecs, dorique, ionique et corinthien. La sobriété ornementale n’autorise plus que des motifs classiques, tels que les oves, les grecques, les frises de végétaux, les feuilles d’acanthe, sans oublier les nombreuses statues dans leurs niches ou sur les places publiques.

Le Néo-Classicisme est né au siècle des Lumières, époque où la raison l’emporte peu à peu sur la frivolité et la légèreté. Il se transforme sous le Premier Empire pour disparaître dans les années 1830.

 

Les premiers architectes d’Odessa sont français et italiens : François Schaal, Jean-François Thomas de Thomon, et Francesco Boffo.

Leur objectif est de construire une ville européenne, selon les grandes utopies urbaines et sociales du siècle des Lumières, telles qu’elles sont développées par des architectes comme Claude-Nicolas Ledoux, Etienne-Louis Boullée (1728-1799), ou Jean-Jacques Lequeu (1757-1826).

Pour Ledoux, Boullée et Lequeu, l'architecture doit rendre la société meilleure. Ils conçoivent alors de toutes pièces des villes idéales, de belles fictions architecturales, élaborées selon les principes de la raison, qui amélioreraient le niveau de vie des habitants et effaceraient peu à peu les inégalités sociales.

Odessa, comme ces cités utopistes des architectes européens, veut incarner les valeurs et les vertus développées par les Lumières.

 

Le plan d’Odessa, en damier ou orthogonal, révèle une géométrie mathématique qui rappelle celle des villes antiques comme Millet ou Rome, celle des villes italiennes de la Renaissance, des villes militaires françaises du XVIIe siècle comme Rochefort, ou américaines comme Philadelphie, fondée en 1642 et dont le but était d’offrir à tous de façon égalitaire des terrains de la même superficie et de permettre ainsi le brassage de diverses populations et religions.

Ce sont les deux fondateurs d’Odessa, José de Ribas et l’ingénieur hollandais François de Wollant, qui, dès 1794, jettent les bases d’un premier plan de ce type, destiné à l’aménagement d’une place-forte orthogonale, future colonie militaire.

François de Wollant, spécialiste des fortifications, s’inspire tout à la fois des systèmes de défense des Turcs, de Vauban et des hollandais du XVIIIe siècle.

Mais la ville n’est réellement construite que sous le gouvernement de Richelieu. Le duc Armand-Emmanuel de Richelieu est la grande figure de la ville. Émigré en Russie à la Révolution française, il sert dans l’armée russe. Puis il est nommé en 1803 par Alexandre 1er gouverneur d’Odessa et de la province de la Nouvelle-Russie et il y reste jusqu’en 1814, date à laquelle il rentre en France et devient 1er ministre de Louis XVIII. Il contribue grandement au développement démographique et commerciale d’Odessa, en faisant construire de nombreux bâtiments, églises, temples, synagogues, écoles, hospices, théâtre, tribunaux, banques, jardin, aqueduc. L’œuvre de Richelieu se prolonge sous le gouvernement de son successeur, également français, le comte Langeron.

Richelieu reprend les plans primitifs en damier et les modifie.

Odessa est construite en damier selon différents axes, et la circulation se fait à travers de larges artères, dont la principale étant le boulevard Primorsky (qui signifie « vers la mer ») et qui conduit à l’Hôtel de Ville.

Elle est située sur le promontoire face à la mer à laquelle on accède grâce à l’escalier Potemkine, lieu mythique du film de Sergueï Eisenstein, « Le cuirassé Potemkine » (1925).

Tout en haut, on débouche sur une place majestueuse, hémisphérique, où domine la statue du duc de Richelieu, les deux datant de 1828. La place est conçue selon une ordonnance très classique avec des pilastres encastrés et un attique couronné d’une balustrade. Des statues d’empereurs ou de généraux romains ornaient souvent le centre des places publiques, soit en pied soit à cheval. Ici, Richelieu, le bienfaiteur d’Odessa est debout, en toge romaine, impérial et solennel. Par son style, le sculpteur Ivan Martos inscrit son œuvre dans le courant du Néo-Classicisme.

 

Odessa est constitué de plusieurs quartiers qui ont chacun leur personnalité, des quartiers bourgeois et des quartiers plus populaires comme celui de la Moldavanka, habité en grande partie par les Juifs les plus pauvres, et mis en valeur dans l’œuvre d’Isaac Babel.

 

Les monuments néo-classiques les plus caractéristiques de la ville sont :

- Le palais Vorontsov (Mikhaïl Vorontsov est gouverneur civil et militaire de la Nouvelle Russie à partir de 1823), construit de 1827 à 1830 par Francesco Boffo, nommé architecte de la ville en 1819.

Ce palais est construit sur un plan complexe avec un avant-corps rectangulaire garni de colonnes ioniques et une colonnade ouverte, d’ordre dorique formant un arrondi, adoucissant ainsi les angles droits du bâtiment. Le toit est complété par un attique et une balustrade.

À l’extérieur, l’architecture est harmonieuse, élégante mais sobre. L’intérieur possède, au contraire, un décor beaucoup plus luxueux, comportant de nombreuses moulures, des dorures, des mosaïques et des cheminées en marbre.

Le palais est agrémenté dans les jardins d’une Colonnade en arc-de-cercle majestueuse et équilibrée composée de dix paires de colonnes doriques avec vue sur le port, prolongeant ainsi la terrasse. L’ensemble s’inspire à la fois du Petit Trianon de Versailles et des villas palladiennes.

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- Le Palais Potocki, Musée des Beaux-Arts, 1810, présente une façade semi-circulaire, avec des pilastres ioniques engagés. Au milieu du bâtiment, en saillie, s’avance une façade de type antique, avec un fronton triangulaire, un entablement et un ensemble de six colonnes corinthiennes d’ordre colossal, c’est-à-dire couvrant deux étages. Le jeu délicat des couleurs des façades ocre rose et des colonnes blanches confère au palais d’une grande simplicité et de la noblesse.

- L'Hôtel de Ville construit par Boffo vers 1825, possède un attique, une très belle colonnade. Des statues placées dans des niches ornent délicatement la façade des pavillons latéraux.

- L’Église de la Transfiguration, dont la construction commence en 1795. Le Néo-classicisme y est très présent, notamment avec ses frontons triangulaires et ses dômes surélevés par un tambour, mais le clocher est d’inspiration médiévale.

- L’hôpital construit par Thomas de Thomon, en 1806 dont la façade avec colonnade et fronton triangulaire rappellent les temples grecs. L’ordre choisi est l’ordre dorique.

Mais les années 1830 marquent la fin du Néo-Classicisme et s’ouvrent sur un courant esthétique qui perdure durant tout le siècle en Europe : l’Éclectisme, qui se construit à partir d’un mélange de différents styles du passé.


- Le plus bel exemple d’éclectisme odessite est l’Opéra, contemporain de l’Opéra Garnier à Paris. Construit en 1809 par Thomas de Thomon, il est incendié en 1873 et reconstruit par deux architectes autrichiens, Ferdinand Fellner et Herman Helmer en 1887. Son style rappelle à la fois celui de l’opéra de Vienne, de Paris et de Milan.

- Le musée archéologique d’Odessa, construit en 1863, présente une architecture beaucoup plus complexe que celle du début du siècle. La façade est antiquisante, mais la régularité des fenêtres rappelle le XVIIe siècle. français. L’ornementation est plus importante, plus chargée et plus précise.

Devant le bâtiment a été placé bien plus tard un groupe sculpté qui n’est autre qu’une copie en marbre du Laocoon, sculpture grecque hellénistique (1er s., musée du Vatican), découverte au XVIe à Rome et qui influença considérablement Michel-Ange.

- Le Passage, de la fin du XIXe siècle, est un concept inspiré des passages parisiens. Le XIXe siècle est à la fois le siècle de l’Éclectisme et de nouvelles techniques architecturales comme les structures apparentes, en métal et en verre. Mais son architecture est beaucoup plus imposante et son décor surchargé de sculptures et de motifs géométriques et végétaux. C’est un témoin du caractère européen d’Odessa.

- L’un des monuments les plus célèbres d’Odessa est la grande synagogue Brodskaia construite en 1840, restituée très récemment à la communauté juive après 92 ans de confiscation. C’est une architecture éclectique, monumentale, très massive, avec des éléments à la fois médiévaux (pinacles au-dessus des fenêtres) et orientaux (4 coupoles).

- L’Éclectisme se dévoile aussi de façon inattendue au début du XXe à travers son goût pour l’orientalisme, comme dans la Bourse du Commerce dont l’architecture rappelle vaguement le style byzantin mélangé à du grec. Le style russe moscovite de la Renaissance n’est pas oublié non plus dans la copie des styles anciens, avec l’église de St Panteleimon.

​Odessa, la Régulière ?

En 1886, le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé qualifie la ville de : régulière.

Malgré cette empreinte européenne très importante, Odessa a ses propres caractéristiques. On les découvre en particulier dans l’agencement des immeubles de rapports. Ils possèdent des petites cours pavées d’environ 10 mètres carrés, elles-mêmes entourées de galeries ouvertes et d’escaliers extérieurs en bois qui permettent d’accéder aux appartements. Ces cours forment l’espace communautaire de l’immeuble.

Des passages sont aménagés dans les bâtiments donnant sur la rue. Ils sont souvent décorés d’ornements architectoniques, des niches, des panneaux, des murs peints, des pilastres, des demi-colonnes encastrées, un plafond voûté.

 

Odessa a un peu plus de deux cents ans, elle est par conséquent beaucoup plus jeune que la grande majorité des villes d’Europe ou de Russie. Mais l’étude de son architecture est passionnante à maints égards car celle-ci présente à la fois de grandes disparités et une unité quasi musicale. Le rythme de ses façades révèle au fur et à mesure de leur découverte le souci réel de ses architectes à créer un ensemble cohérent et élégant.

C’est ce mélange d’utopies urbaines et sociales, de désirs d’hégémonie politique russe, de goût pour l’antique, d’ouverture vers l’occident et vers d’autres horizons maritimes qui a donné en partie à Odessa son caractère cosmopolite et libéral.

 

Ania Guini-Skliar (avril 2018)

Historienne d’Art

Conférencière Nationale

Site web : www.aniaguiniskliar.ch « Secrets d’Art »

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