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Voyage à Odessa du 1 au 6 août 2017

par Ketty Rappoport

 

           Mais d’où nous est venue l’idée de ce voyage improbable à Odessa ? Jacques, Alain et moi ressentions ce voyage comme une urgence : retrouver les traces de notre famille 93 ans après leur départ d’URSS en 1924. Peut-être le départ prématuré et si brutal d’Annie l’année dernière nous a-t-il incités à mettre en branle ce grand voyage. L’esquisse de l’imposante maison Rabinovitch dessinée par Sénia, les récits mythiques et rocambolesques de Valia qui prétendait qu’un ascenseur descendait de leur maison à la plage, qu’il jouait avec le Shah d’Iran. Et puis le passé musical, artistique, culturel, le passé juif fabuleux, la ville des escaliers du Potemkine, du cinéma, celle des violonistes prodiges, la ville des étrangers, des exilés, la ville de l’humour, la ville des juifs « pansus et joviaux ». La naissance du Rappoporchestra quelques mois auparavant avait donné une dimension supplémentaire à ce retour aux sources…. Il fallait y aller. Nous sommes donc partis à 29, dont les 18 musiciens de 9 ans à 76 ans, trois générations d’Isaac Rappoport et de Berthe Rabinovitch et de leurs trois enfants Sénia, Valia et Ketty.

 

          Nous avons vécu six jours tellement intenses qu’il est difficile de savoir par où commencer. La découverte de la maison Rabinovitch, le voyage à Izmaïl, les concerts devant la statue de Pouchkine, sur l’escalier Potemkine, le voyage en bateau, le musée juif, les 18 ans de Lou dans le patio du Londonskaia et puis les rencontres, celle du restaurateur et du gardien du cimetière à Izmaïl, le fondateur du musée juif qui a été notre guide, une passante Raïssa du boulevard Primorsky si touchée par la musique de l’orchestre, notre passage éclair à la Moldavanka, le quartier juif populaire où eut lieu le massacre de 120 000 juifs à partir du 22 octobre 1941.

 

            A Odessa, nous avons découvert un port, une architecture urbaine somptueuse, des cariatides, des places, des statues, le Petit Paris d’Ukraine, des avenues larges et bordées de sycomores, partout des acacias dont les grappes de fleurs blanches  embaument  la ville au printemps, un opéra comparable à celui de Paris où se sont produits les plus grands violonistes, mais c’est aujourd’hui une ville « peuplée de fantômes », des plaques signalent la maison de David Oïstrakh, de Jabotinsky, le café Fanconi où se réunissaient autrefois Bialik, Mendele Mocher Sforim, Sholem Aleïkhem, Isaac Babel et bien d’autres, ces auteurs juifs qui écrivaient en yiddish, en hébreu ou en russe. Ils ont quitté Odessa en emportant une cuillère du café Fanconi. C’est une ville peuplée de fantômes, « une ville tombée en déshérence » comme l’écrit Christophe Boltanski. Les seules traces du passé juif de ville se réduisent à quelques plaques de mémoire, à une statue d’Isaac Babel assassiné par Staline en 1940. On ne trouve plus de trace de son passé culturel ; son esprit bigarré et extravagant a été effacé.

 

               Ni Valia, ni Sénia n’ont voulu revoir Odessa, peut-être craignaient-ils d’être déçus de constater que leur Odessa n’existait plus ; l’esprit d’Odessa, ils ont voulu le recréer à Paris, ils l’ont transmis à leurs enfants et petits-enfants.

La découverte de la maison de nos grands-parents  

                Sénia, le frère de mon père, avait dessiné la maison de son enfance, en nous indiquant que la maison se trouvait dans la rue du sanatorium tout près de la rue des Français…une coïncidence ? A ce croquis s’ajoutent les souvenirs de Valia qui nous parlait d’un ascenseur qui les descendait à la plage.

 

              Pour accéder à cette maison aujourd’hui, on traverse un jardin public qui ne devait pas exister à l’époque. Quand nous arrivons, je sens une grande émotion devant cette magnifique maison à colonnades face à la mer Noire ; au bout de l’allée, l’accès est escarpé et l’on devine les traces d’un ascenseur. La vue est magnifique, je pense à Sénia, Valia et Ketty qui devaient jouer sur ces marches, se baigner sur cette plage. Chacun de nous vérifiait si la maison correspondait bien au dessin de Sénia, le nombre de colonnes était le même. Un problème pointait : le bassin au jet d’eau dessiné par Sénia n’était plus là, il ne se trouvait pas devant mais derrière la maison. Julien et moi avons eu la conviction que c’était LA maison.

 

                Sur une photo, ils sont habillés en blanc, c’est l’été 1913, Betty est avec ses enfants, elle tient Ketty de quelques semaines dans ses bras, Valia a tout juste 5 ans et Sénia 6. On ne voit pas la maison, on la devine. Qu’éprouvent donc à cet instant les membres de l’orchestre ? Ils sortent leur instrument et se mettent à jouer. Comme Betty, Sénia, Valia et Ketty, ils sont habillés en blanc.

 

                  Jacques dira que la terre a vibré, moi aussi je l’ai senti.

                  104 ans après, nous sommes tous là.

                  Odessa été 1913, Odessa été 2017.

                  Ils étaient 4, nous sommes 29.

 

                 Nous sommes allés à la plage, nous nous sommes baignés, il y avait du monde, dans la mer, il y avait une vieille digue, je me suis dit qu’elle devait déjà être là en 1913 mais que la plage devait être déserte.

 

                  Quelle expérience que de découvrir ensemble cette terre, ce site exceptionnel, lumineux, chaleureux, que nos grands-parents, nos parents ont habité !

Izmail

                  Izmail est la ville natale de Baba, notre grand-mère maternelle, Génia Livchine, qui avait 11 frères et sœurs, nous avons beaucoup de photos dont Baba avait tapissé les murs de son appartement du 57 rue des peupliers à Boulogne. Nous, ses petits-enfants Annie, Jacques, Alain et moi, avons vécu au milieu des photos de cette grande famille russe, le grand portrait de son père Grégori Livchine, le maître des postes, qui venait de Dubasari (en Bessarabie, près de Chisinau) et celui de Tolstoï trônaient. Jacques a pris le nom de Livchine quand il a commencé à faire du théâtre. Le voyage s’imposait donc même si nous craignions de ne rien trouver.

Izmaïl est à 250 km d’Odessa. Départ à 4h30 du matin avec Jacques et Edith, Jeanne et Eric, Dana, Valentin et Gaïa, Franklin et François, André, les amis de Jeanne et moi. Nous sommes dans un minibus avec un chauffeur hargneux, il ne veut pas parler russe, la clim ne fonctionne pas, il fait entre 40 et 50°c. La route est un vaste nid-de-poule avec de temps en temps 5 km impeccables. Paysage monotone, nous nous arrêtons à Tatarbounari, dans un café de routiers pour le petit déjeuner, au menu des crêpes au fromage blanc délicieuses, à la sortie, nous découvrons une stèle commémorant l’assassinat des Juifs de Tatarbounari pendant la Seconde Guerre mondiale.

               Nous arrivons à Izmaïl, un port au bord du Danube non loin de la mer Noire. Premier objectif : trouver la maison des Livchine. Nous nous arrêtons dans une rue dans laquelle elle devait être située, on ne la trouve pas. Nous cherchons alors le cimetière juif. Longue marche pour y accéder. On passe d’abord devant un cimetière orthodoxe envahi de végétations, puis devant le cimetière des vieux-croyants, enfin en plein cagnard, on arrive au cimetière juif qu’on ne peut deviner de la rue : aucune marque de cimetière, nous entrons, un gardien nous accueille, il veille sur ce cimetière depuis quelques années car le cimetière est souvent vandalisé. Là, nous découvrons au milieu d’herbes folles mais bien conservée une tombe Livchine Izia Itzkovitch, né le 18 août 1922, mort le 21 novembre 1964, à 42 ans, il y a une photo, on trouve qu’il ressemble à oncle Michel, le fils de Baba, notre oncle, il est mort pratiquement le même jour que lui... Grosse émotion…Gaïa et Jacques sortent leur instrument et se mettent à jouer, Jacques fait un discours. Le gardien nous raconte l’histoire du cimetière, nous lui donnons de l’argent pour qu’il continue à préserver le cimetière de ses prédateurs ; merci à André d’avoir retrouvé cette tombe.

 

             Au restaurant, André explique au restaurateur l’objet de notre venue à Izmaïl, le repas est délicieux, le restaurateur, ému par notre visite, nous offre le vin, le café, nous accompagne jusqu’à la mosquée du XVe siècle au bord du Danube, nous offre des souvenirs. A l’intérieur, un très beau diorama de la prise d’Izmaïl en 1790 par les Russes sur les Ottomans quelques années avant la prise de la forteresse de Khadjibeï, l’emplacement d’Odessa. Jacques se baigne dans le Danube, bain primordial. Nous sommes vendredi, jour du shabbat, nous n’arriverons pas à la synagogue à temps mais nous ferons le repas du shabbat et c’est Eric qui dira la prière, le seul à la connaître. Je suis allée à Riga peu de temps après, il y a un mur des noms avec des dizaines de Livchine et de Rappoport morts en déportation.

Les concerts du Rappoporchestra

 

             La musique klezmer était pratiquée à Odessa. Il était donc important que le Rappoporchestra retrouve lui aussi la terre de ses origines. A Odessa, le boulevard Primorsky, le boulevard du front de mer, est situé en haut de l’escalier Potemkine, sur une longue corniche. Il se distingue par ses riches demeures du XIXe siècle, avec une large allée centrale bordée de châtaigniers et de sycomores, une allée sans voitures. Il y a des bancs, on y rencontre des musiciens, des promeneurs de chiens (des femmes qui promènent six chiens à la fois), des garçons qui sortent leurs curieux pigeons paons, des jeunes marchandes de fleurs habillées à la mode ancienne. Tous sont des habitués. Au bout du boulevard, la statue de Pouchkine tourne ostensiblement le dos au siège du gouverneur. La vue sur le port d’Odessa est magnifique, hormis une construction moderne qui bouche en partie la vue. C’est sur ce boulevard que le Rappoporchestra a joué pour la première fois : un long défilé de musiciens vêtus de blanc avec à sa tête Isabelle, c’était très beau. Ils sont arrivés sous la statue de Pouchkine, ils ont joué, chanté, des personnes écoutaient, étonnées, certains restaient longtemps, chantaient même, on distribuait des flyers pour le concert du centre culturel juif.

 

 

             Ils ont joué sur les escaliers du Potemkine, ils ont joué sur le bateau, ils ont joué au centre culturel juif « Beit Grand » Nijinskaia oulytsa dans la rue Nijinski, le danseur de ballets russes de Diaghilev dont Valia parlait si souvent. L’accueil au Beit Grand n’était pas chaleureux, ni même le lieu, j’apporte dans les loges des malossols achetés au grand marché Privoz pour leur donner un peu d’âme russe. Un petit groupe klezmer de quatre musiciens, venant de Lviv joue et chante, seul d’abord puis avec le Rappoporchestra. Le prix de la place était de 3 ou 4 euros, plus chère qu’une place à l’opéra. La salle est grande mais à moitié vide, 80 personnes, un groupe d’allemands de l’hôtel qui viennent d’Heidelberg, très enthousiastes nous proposent même de nous faire venir à Heidelberg. La scène de l’anniversaire d’une femme du public est belle. Charles fait un solo très émouvant. Des femmes dansent. A la fin du spectacle, le personnel de Beit Grand n’a qu’une envie : fermer le lieu, on se sent chassés, pas de pot, pas de rencontre avec le public, c’est décevant … Dommage…

 

Migdal Shorashim, le musée de l’histoire des Juifs d’Odessa

 

             Alexandre Pouchkine a passé une année en exil à Odessa. Un musée de trois étages lui est consacré dans un hôtel particulier d’une grande avenue qui porte son nom. Pour le musée de l’histoire des Juifs d’Odessa, rien de tel. C’est au fond d’une cour de la rue Nijinski, dans un petit appartement d’une centaine de mètres carrés que s’est installé le musée.

           J’avais l’impression d’ouvrir un vieil album de famille, de pénétrer dans un appartement dont les occupants avaient disparu : des objets, des journaux, des cartes postales, des photos de tous ces auteurs Juifs d’Odessa, je les connaissais tous. Le directeur de ce musée qui avait rassemblé tous ces objets nous a guidés et c’est François qui traduisait. J’ai aimé voir ces photos, les meubles de la maison d’Isaac Babel, le studio de photos : on pouvait se faire photographier en cosaque, ceux-là mêmes qui perpétraient les pogroms. Il y avait quelques objets de culte mais les Juifs d’Odessa étaient peu religieux. Au début du siècle, il n’y avait que sept synagogues pour 140 000 Juifs alors qu’à Vilnius, il y avait plus de cent synagogues pour 54 000 Juifs. J’ai aimé les pochettes art déco des disques klezmer, j’ai aimé cette humilité, cette humanité. J’aurais aimé une petite vitrine sur la diaspora des Juifs d’Odessa : Barbara, les Boltanski, Jérôme Clément, Johan Sfar, François Berléand  et tant d’autres à Paris.

Les escaliers et la photo

            Les Escaliers, symbole d’Odessa, sont d’une largeur et d’une hauteur incomparable, et un effet d’optique les rend plus grands encore : 192 marches, 9 paliers, 142 mètres de long. Construits par Ricardo Boffo et Avram Melnikov en 1837, ils ont souvent changé de nom : les Escaliers géants, les Escaliers Primorsky, les Escaliers du Potemkine, les Escaliers Richelieu (car la statue de Richelieu trône à son sommet). Mais c’est Sergueï Eisenstein qui les a rendus célèbres dans le monde entier par le plan séquence des escaliers, 1 000 fois copié, tant de fois analysé…

                 Faire une photo du Rappoporchestra dans les escaliers n’est pas une chose facile. Valentin s’est posté très loin et donnait ses instructions par téléphone à Julien, nous avons descendu en courant les escaliers cinq ou six fois comme si les Cosaques tiraient sur nous, comme si nous cherchions à arrêter le landau…. La photo est en noir et blanc, prendre une photo de groupe à la verticale donne un effet étrange à l’image du voyage : on remonte à nos sources et cette photo devient un lien avec le passé.

 

Détails

              Ce voyage à Odessa a eu lieu du 1 au 6 août 2017. Il a été financé par des concerts dans différents lieux : à la Vieille Grille, au Mandapa, au centre Medem, à l’occasion d’une bar-mitsva, à la Guinguette de Pierrefitte, à la Maison du Val de Meudon, par un financement participatif (kiss kiss bank) et surtout par nous-mêmes. C’est l’Association Valiske qui a organisé le voyage avec à sa tête André Kosmicki, qui nous a transmis avec passion ses connaissances sur l’histoire juive et qui a su s’adapter à notre famille. Nous habitions sur le boulevard Primorsky au Londonskaïa hôtel.

 

                Qui est venu ?

Les vieux : Jacques, Alain, François, Edith, Franklin et moi Ketty.

Les plus tout à fait jeunes : Babette, Julien, Isabelle, Alain, Manuela, Dana, Gabriel, Christophe, Jeanne, Eric, Olivia, Charles.

Les ados : Valentin, Gaïa, Lou, Joséphine, Léna, Lila, Emma, Vincent, Joseph, Kolia.

Un seul enfant : Léonard.

 

                Les incidents :

J’ai perdu mon portable à Kiev mais je l’ai retrouvé. Le portefeuille de Gabriel a été volé par un groupe de petites Rom, il a passé des heures au commissariat pour faire la déclaration de vol. Il n’est pas sûr d’être remboursé. Le passeport de Lou a disparu : perdu ou volé ? Alain et Lou sont restés à Kiev pour obtenir un laisser-passer. Franklin qui venait de Zürich a eu beaucoup de difficultés, son voyage a duré 2 jours.

 

Conclusion personnelle

 

          Ce voyage, cette incursion dans notre passé familial a été très importante pour moi, importante d’être ensemble, de voir, de sentir les lieux, d’imaginer leur vie, leur départ.

J’aurais aimé partager ces moments avec  Nadine, notre doyenne, avec  David, Lauren, Jules et Simon, mes enfants et mes petits-enfants.

            De nombreuses questions restent en suspens.

            Isaac a-t-il été victime des purges staliniennes ? Est-il mort à la guerre ?

            Nos familles venaient-elles d’un shtetl de la Zone de Résidence avant d’arriver à Odessa ?

      

            Sont-elles venues à Odessa pour échapper aux discriminations tsaristes ?

            Je ne sais pas …

            Je planterai dans mon jardin de Meudon un acacia blanc, je respirerai au printemps le parfum d’Odessa.

 

Ketty Rappoport

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