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De Bielka aux Amis d’Odessa

            "Je suis passée une seule fois dans ma vie à Odessa, ville mythique s’il en est, que tant de nos grands-parents ont arpentée…

              J’avais suivi une année d’étude à l’Université de Moscou, c’était en 1969.

            Mon retour en France allait se faire par bateau, et le bateau partait d’Odessa. C’était un bel été chaud et plein de soleil, et mon souvenir le plus précis est que l’air tout autour de moi palpitait de papillons jaunes qui voltigeaient en tous sens !

            Je me suis promenée dans les vieilles rues pavées de la Moldavanka, en chantonnant la chanson de Marc Bernès « Kostia mariak », le jeune marin qui drague une jolie fille sur le boulevard des Français, en lui disant «Comment vous raconter tout Odessa ?» et les pêcheurs de se moquer gentiment « notre Kostia est amoureux ! ».

         Et puis, je suis arrivée sur le port, en haut du célèbre escalier (qui m’a semblé moins impressionnant que dans le film d’Eisenstein)…

              Grand-père, zeyde, t’es-tu promené dans ces rues ? Ai-je mis mes pas dans les tiens ?

              Je ne sais presque rien de ton exil.

            Je pense que comme beaucoup, tu es monté sur un bateau en partance pour la France, pays des Droits de l’Homme, fuyant les pogromes qui faisaient rage en cette année 1912.

            Dans ce frémissement d’ailes de papillons, difficile de penser au déchirement qui dut être le tien en voyant s’éloigner le quai, à jamais.

           Mais de cette tristesse, je suis issue, puisque dit-on, les chromosomes-mémoire sont bel et bien transmis de génération en génération.

           Ma mère est née en France, elle a grandi dans le 11e à Paris, où son père, mon grand-père, est devenu « un petit tailleur du Faubourg », là où dit-elle, la nostalgie le tenaillait tellement qu’il passait des soirées à jouer aux dominos avec…un ancien Cosaque, ô ironie!  pour parler russe, pour évoquer cette Russie qu’il aimait tant et qui ne l’aimait pas. Plus de victime, plus de bourreau ! Deux exilés en mal du pays…

         De ce grand-père que je n’ai pas connu, (puisque je suis l’enfant d’après la tourmente qui l'emporta), j’ai reçu l’amour de cette Russie que je me suis mise à chanter, moitié en yiddish, moitié en russe, comme il faisait, me dit ma mère, assis en tailleur sur sa table de coupe.

           Je chante pour qu’il continue à vivre à travers mon chant, et c’est là mon viatique : personne ne meurt qui n’est oublié.

          Les chansons, polies comme galets par toutes les voix qui les ont chantées et les chanteront, portent la mémoire, elles palpitent et frémissent, comme les ailes des papillons d’Odessa.

Alors je chante..."

 

Bielka ( avril 2018)

Bella Mijoin-Nemirovski a écrit un récit autobiographique intitulé L'enfant d'après aux Éditions Jets d'Encre (2013).

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