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"Visions d'elle"

par Denitza Bantcheva

Dans mon enfance, Odessa était entre toutes la ville qui me faisait rêver. Naturellement, je n’y étais jamais allée, mais je me la représentais très clairement, en me fondant sur les brèves descriptions d’un livre, que l’imagination avait tout le loisir de développer : c’était une ville tournée vers la mer, dont tous les bâtiments étaient anciens et peints en couleurs vives, ce qui donnait du charme même aux taudis ; il y avait là beaucoup de peupliers, l’arbre le plus volubile et aimable qui soit, qui répand au mois de mai ses confetti de duvet, propres à donner aux rues un air de fête. Il y faisait bon flâner, tout particulièrement à la fraîche, ce dont le peuple d’Odessa ne se privait pas, étant d’un naturel insouciant, sociable et gai – l’humour local passait pour le seul digne de ce nom sur le territoire de l’URSS (et de fait, il était irrésistible, comme le prouvent amplement Les Douze Chaises et Le Veau d’or d’Ilf et Petrov). Par ailleurs, on disait Odessa fameuse pour ses bandits, ce qui n’était pas pour me déplaire : ils devaient tous être du genre d’Ostap Bender, l’escroc si sympathique que même quand l’un de ses auteurs finit par vouloir le tuer, et y parvint après tirage au sort, les lecteurs obtinrent qu’il ressuscite presque immédiatement. En somme, nulle part on ne s’amusait autant ni ne se sentait aussi libre qu’à Odessa – et si jamais quelqu’un s’avérait capable de s’y ennuyer, il n’avait qu’à monter à bord d’un bateau…

Je ne suis jamais allée à Odessa, mais des amies qui l’ont visitée récemment me l’ont racontée d’une manière qui m’a confortée dans mes anciennes certitudes, et ceci, même sans qu’elles y aient croisé des humoristes nés ou des kyrielles de flâneurs nonchalants. Il doit y avoir un esprit d’Odessa qui reste invinciblement séduisant pour ceux qui y sont sensibles, quoi qu’on puisse dire par ailleurs de cette ville.

C’est grâce à un petit témoignage que je donnai à Isabelle Nemirovski, il y a quelques années, lorsqu’elle préparait sa thèse, que je pus me sentir presque odessite, puisqu’on me jugeait digne de parler du potentiel mythique de cette ville. J’aurais bien aimé me trouver aussi des ancêtres natifs d’Odessa, mais par malchance, mes aïeux étaient, des deux côtés, pauvres et illettrés, ce qui fait que concrètement parlant, on n’en sait rien de plus (pour laisser une histoire familiale, même enjolivée ou carrément inventée, il faut au moins savoir écrire avec aisance, et avoir quelques loisirs). J’ai entendu dire une fois, en Bulgarie, il y a des décennies, que mon nom de famille était d’origine juive – c’était un généalogiste amateur qui l’affirmait -, mais rien ne le prouve. Cependant, quand on se rappelle qu’Ostap Bender passait pour turc – alors que tout le monde sait qu’il était juif -, pourquoi mes ancêtres, qui passaient pour bulgares, ne seraient-ils pas d’authentiques odessites ?

 

Denitza Bantcheva (mars 2021)

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« Elle existerait près de moi, sur du papier, sous cette forme-là. Je m’en contenterais,
me rappelant que cela tenait du miracle plus que tout autre écrit réussi. »

Très vite après la disparition brutale de sa mère, à Sofia, en Bulgarie, où elle était née et avait vécu, Denitza Bantcheva commence à retracer son parcours, persuadée que si sa fille unique n’écrivait rien sur Annie, « sa vie n’aurait en définitive aucun sens ». Elle en vient alors à confronter diverses visions d’elle — sous des angles qu’elle découvre parfois — qui composent le portrait d’un être rare, dont le destin témoigne cependant des épreuves les plus communes qu’on pouvait subir sous un régime totalitaire, comme au cours des années qui suivirent la chute du Mur de Berlin.

Une femme qui a réussi à dépasser ses origines sociales, a refusé toutes les compromissions et les fonctions prestigieuses, mais perçoit pourtant sa vie comme un échec. Une mère qui verra à travers la réussite de son unique enfant — ses études et l’enseignement universitaire, l’écriture, la capacité à décider très tôt de quitter la Bulgarie communiste pour partir vivre en France — tout ce qu’elle a eu le sentiment de ne pas parvenir à réaliser. Une fille qui tente d’appréhender l’essence et les parts d’ombre de la vie d’une mère dont elle fut la plus intime confidente.

Tout cela fait de Visions d’elle un livre très singulier, dans lequel histoire familiale, histoire tout court et réflexion sur le sens d’une existence s’entrelacent pour former un émouvant récit
issu du deuil et de l’amour filial.

https://www.editionsdo.fr/visions-delle

200 pages - 18 euros
ISBN : 979-10-95434-31-3

Denitza Bantcheva a publié des romans
(La Traversée des Alpes, A la rigueur, Feu de sarments, aux éditions du Revif), des nouvelles,
des poèmes et plusieurs textes consacrés au cinéma et aux cinéastes
(René Clément, Jean-Pierre Melville : de l’œuvre à l’homme,
Un florilège de Joseph Losey, Le Film noir français
).
Elle donne des conférences d’histoire du cinéma
et fait partie du comité de rédaction de la revue Positif.

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