top of page

La période italienne de Vladimir Zeev Jabotinsky

(Un sonnet peu connu signé Jabotinsky)

Par Anna Strzeminskaya (trad. Isabelle Némirovski)

Jabotinsky Histoire de ma vie.jpg

Il est difficile d’évaluer le rôle joué par l’Italie sur la formation spirituelle de Jabotinsky. Tandis que Berne n’a presque laissé aucune empreinte sur sa personnalité, Rome, en revanche, a eu une grande influence à maints égards.

« Si j’ai une patrie spirituelle, souligne Jabotinsky, c’est l’Italie, plus encore que la Russie ».1. Ce dernier a commencé à étudier l’italien six mois avant son départ pour Rome et après une demi-année passée dans la ville, il parlait très bien l’italien.

À Rome, il n’a rencontré aucune « colonie russe ». À cette époque, l’Italie n’attirait pas encore les réfugiés politiques et les étudiants juifs en grand nombre. Ceux-ci préféraient la Suisse, l’Allemagne et la France, en partie du fait d’une installation plus ancienne de colonies russes dans ces pays.

Dans « Histoire de ma vie », Jabotinsky écrit : « Depuis le jour de mon arrivée, je m’intégrai à la jeunesse italienne et je partageai sa vie jusqu’à mon départ de l’Italie. Toutes mes conceptions relatives aux problèmes nationaux, à l’État et à la société ont été au cours de ces années sous influence italienne ; c’est là-bas que j’ai appris à aimer l’architecture, la sculpture et la peinture, et aussi le chant latin, qui était alors l’objet de moqueries des adeptes de Wagner et qui est aujourd’hui raillé par les amateurs de Stravinsky et de Debussy ».2.

Vladimir écrit également que ses professeurs étaient Antonio Labriola et Enrico Ferri. Il « a conservé » la croyance en la justesse du régime socialiste, qu’ils ont semée dans son cœur, comme quelque chose allant de soi, jusqu’à ce qu’elle soit détruite de fond en comble par l’expérience rouge en Russie. Il se souvenait également de la légende de Garibaldi, des écrits de Mazzini, de la poésie de Léopardi et de Justi, qui « ont enrichi et approfondi mon sionisme superficiel et l’ont transformé d’un sentiment instinctif en une véritable conception du monde ».3.

Le jeune homme se sentait comme chez lui dans la plupart des théâtres et des musées ; il ne restait pas un coin à l’écart des ruelles des faubourgs du Borgo et de l’Estra-Tibere qu’il ne connaissait pas, il a habité également dans la plupart de ces faubourgs, car très vite les propriétaires protestaient invariablement contre « l’agitation incessante dans ma chambre, les visites, les chansons, les bruits des verres, les débats enflammés, les altercations et, finalement, elles me proposaient toujours de trouver un autre endroit pour planter ma tente ».4.

Dans la ville éternelle, Jabotinsky n’avait presque aucun ami russophone. « À cette époque, il n’y avait pas d’étudiants moscovites à Rome, au bout de longs mois, il me fut difficile de me souvenir de la saveur du mot russe dans ma langue (« Diana ») ».5. Il était complètement isolé. Rome et l’Italie étaient ses sujets d’étude et il leur vouait amour et passion. Et le jeune homme de 18 ans a pleinement profité de cette opportunité qui lui était offerte.

La période italienne de la vie de Jabotinsky a été la plus importante en ce qui concerne la construction de son univers intellectuel. Dans ses nouvelles autobiographiques (« Diana », « Via Montebello 48, « Bichetta », « Café des étudiants »), il évoque avec fougue ses études à l’université de Rome, s’efforçant de donner l’impression d’être un bon à rien, un fainéant qui ne lit que rarement des livres sérieux. Mais tout ceci n’était au fond qu’un exercice d’auto-mortification.

Il n’a pas obtenu de diplôme de l’université de Rome en raison de difficultés inhérentes au suivi d’un cursus universitaire classique. En revanche, Vladimir a vraiment apprécié sa liberté après une l’expérience d’une Russie très bureaucratique, sa nonchalance même se justifiait par des règles universitaires très libérales.

Fait notable : sa curiosité intellectuelle s’est nourrie dans un premier temps de sujets très variés touchant des domaines qui l’intéressaient tout particulièrement comme la sociologie, histoire, droit, philologie. Jabotinsky s’est attaché à élaborer son programme d’étude, à choisir ses professeurs et à concevoir son emploi du temps. Il a étudié de près la Rome antique, ses institutions et son système de lois.6.

En réalité, durant son séjour italien de trois années, Jabotinsky n’a pas fait qu’étudier : il a vécu pleinement des jours heureux. Il avait beaucoup d’amis parmi les étudiants de l’université, des cercles artistiques et littéraires mais aussi parmi les gens simples – jeunes et plus âgés,  commerçants, ouvriers et même indigents. Il était passé maître alors dans l’art de tisser des liens.

Jabotinsky a relaté certains fragments de son séjour romain dans les colonnes du « Odesskyi Novosti » : « N’y décrivais-je pas… la commune que nous avions fondée avec une bande de fous de mon espèce ? N’y ai-je pas raconté l’histoire de Fernanda, la fiancée de mon ami Hugo que nous avions rachetée d’un bordel et que nous avions fait sortir de là-bas dans une procession festive, avec des mandolines et des flambeaux ? Et le différend qui éclata entre Hugo et moi..., et comment j’envoyai deux « garçons d’honneur » l’inviter en mon nom à un duel, et comment nous avions déjà fixé le matin de notre rencontre à la villa Borghese… Ou mon apparition dans le rôle officiel de marieur, en habit sombre et gants jaunes, lorsque je me présentai devant la signora Emilia, blanchisseuse et femme de cocher, et que je demandai la main de sa fille aînée Diana au nom de mon camarade Gofrido ?7 .

Jeune, insouciant, vivant chichement de son métier de journaliste, sans véritable credo ou engagement politique, il mangeait la vie par tous les bouts. Vladimir avait presque occulté qu’il était juif tout comme il avait oublié être né en Russie. Il maîtrisait à ce point l’italien qu’il le parlait presque sans accent. Néanmoins, il avouera plus tard que les Italiens méridionaux le prenaient pour un Italien nordiste et vice versa et que personne ne l’avait jamais pris pour un Italien natif de sa région. Il maîtrisait non seulement la langue commune mais il avait appris  également les nuances entre les douze accents de l’italien ainsi qu’il le décrit dans sa charmante nouvelle intitulée « Diana » : « Les Vénitiens chantaient avec candeur et tendresse et ils appelaient leur ville " Venessia ". Les Napolitains allongeaient les voyelles comme pour exprimer un désir impétueux et passionné. Les Siciliens faisaient la lippe et parlaient sur le ton capricieux d’un enfant ».8. Jabotinsky ne jugeait pas l’argot : « Les jargons sont toujours plus intimes, plus vivaces que les idiomes livresques officiels ; ils contiennent la vie… ».9.

Dans un article sur le poète national ukrainien Chevtchenko, il a évoqué le grand poète romain Belli qui vivait dans les années 1840 : « Ses sonnets en romanesko (dialecte romain) sont étonnants, ses élégies en italien geignardes, ampoulées et tombées dans l’oubli. Il faut dire aussi que cet homme était tellement obtus que Dieu lui-même l’abandonnait dès qu’il franchissait, entrainé par sa fougue créatrice, une frontière assez ténue : Belli, d’un côté était un grand poète béni des dieux, et de l’autre, un misérable écrivaillon… ».10.

À la fin de sa vie Vladimir avait gardé en mémoire plusieurs dialectes italiens.

L’un de ses amis, écrivain, s’est souvenu d’un déjeuner avec Jabotinsky dans un grand restaurant italien du quartier londonien Soho en 1932 où il s’adressait à chacun des cinq serveurs dans son dialecte provoquant ainsi l’étonnement général. Ils ont laissé tomber tous les autres clients et se sont assis à sa table bouche bée devant ce polyglotte extraordinaire qui plus est un étranger apte à faire ce qu’un natif d’Italie était incapable de réaliser. Jabotinsky se réjouissait lui-même comme un enfant à qui on donne une fois encore le loisir de jouer avec son jouet préféré.11.

Il a même avoué avoir tenté d’écrire de la poésie en italien.

En 1900, une expérience amoureuse douloureuse avec une charmante mais inconséquente jeune fille italienne, l’entraîne à passer une nuit blanche - "la pire nuit de ma vie". Il finira par s'asseoir à son bureau pour écrire ce sonnet :

 

E` lungi omai quel qiorno. Di zaffiro

pareva il mar che voi chiamate Nero.

La zingara dagli occhi di vampiro

chiese: «Dammi la man – ti svelo il vero.» 

 

Disse: “Tua madre e` morta. – In un ritiro

di calma e pace svolgerai intero

il filo della vita. – Hai nome Piero. –

Darai a donna indegna il tuo sospiro.”

 

Disse e fuggi. Molti anni poi fuggiro:

mamma e` sorretta ancor dal sanque fiero

della Tribu; il mio nome e` Vladimiro;

 

fra tempeste serpeggia il mio sentiero...

Pur ella non menti: folle, deliro,

per una indegna donna io mi dispero.12.

 

 

Il est loin désormais ce jour. De saphir

la mer que vous appelez Noire semblait se vêtir.

Alors demanda la gitane aux yeux de vampire :

« Montre-moi ta main – la vérité je veux te dire. »

 

Elle dit : « Ta mère est morte – Va te recueillir

au calme, tu débobineras le fil de tes souvenirs –

ton nom est Pierre –  et tes soupirs

À une femme indigne tu voudras offrir. » 

 

Puis elle fuit. Des années plus tard, à moi de fuir :

maman le sang fier te fait tenir,

celui de la tribu, mon nom est Vladimir ;

 

au gré des tempêtes navigue mon devenir…

Non elle non plus n’a pas menti : je délire

pour une indigne femme, désespéré je chavire.

 

(Traduction réalisée par Nathalie Minetti)

 

Jabotinsky avouera par la suite avoir expédié le sonnet à plusieurs éditeurs mais sans succès ; ceci n’entamera pas pour autant « sa fierté d’avoir écrit un petit chef d’œuvre ». Un lecteur impartial pourrait probablement être enclin à se ranger du côté de l’avis des éditeurs : la valeur poétique du sonnet du jeune auteur révélait une certaine immaturité tant du point de vue du fond que de la forme (Joseph Schechtman).13. En revanche, sa maîtrise de la langue est ici prouvée.

Vladimir est rentré en Russie par bateau depuis Venise en passant par Constantinople pour finalement arriver à Odessa en juillet 1901. Ce départ a marqué la fin de la période italienne, l'une des plus importantes dans la construction de la personnalité de Jabotinsky.

Il a vécu avec Rome une véritable histoire d’amour : si cette idylle s’était poursuivie, conflits intimes, difficultés et désillusions n’auraient mené à rien si ce n’est rompre le charme à jamais. Il a quitté son idole à temps car Rome même éloignée est restée dans sa mémoire aussi belle, brillante et magnifique que dans sa jeunesse. Rome ne l’a jamais déçu. L’Italie a marqué Jabotinsky par sa grandeur, elle a enchanté sa vie pour toujours – "si je devais avoir une patrie spirituelle, je la désignerais ». L'Italie a eu une influence profonde et durable sur la construction intellectuelle et spirituelle de Vladimir Jabotinsky.

  

Anna Strzeminskaya - Chercheur Musée de la Littérature d'Odessa

  

_________

1. Jabotinsky V. Z., Histoire de ma vie, Israël, Bibliothèque-Alia, 1989, p. 24.

2. Ibid., p. 24-25.

3. Ibid., p. 25.

4. Ibid.

5. Cité par Joseph B. Schechtman. : Rebel and Statesman, New York: Thomas Yoseloff, 1989, p. 49.

6. Ibid., p. 50.

7. Jabotinsky V. Z., Histoire de ma vie, Israël, Bibliothèque-Alia, 1989, p. 31.

8. Cité par Joseph B. Schechtman. : Rebel and Statesman, New York: Thomas Yoseloff, 1989, p. 59.

9. Ibid.

10. Jabotinsky V. Z., "La leçon d'anniversaire de Shevchenko". Chukovsky et Jabotinsky. E. Ivanov. Moscou-Jérusalem, 2005, p. 222.

11. Cité par Joseph B. Schechtman. : Rebel and Statesman, New York: Thomas Yoseloff, 1989, p. 60.

12. Ibid.

13. Ibid., p. 62.

bottom of page